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  • Antoine Pageau St-Hilaire

Dieu, la politique et la mort

Lecture de : Penser le Politique à l’heure de l’éclatement des repères et de la menace de nouvelles servitudes, Louis-Andé Richard (éd.), Québec, PUL, 2017.



La modernité politique tend par son mouvement naturel à multiplier et affermir les séparations. Parmi les cloisons que notre libéralisme veille à consolider, celle qui dissocie l’existence individuelle de l’existence collective est d’une importance capitale. L’homme en son individualité n’est pas – n’est plus, faudrait-il dire – un citoyen. De cette singulière dislocation de l’homme et de sa communauté découle d’autres séparations nouvelles et non moins importantes. C’est désormais en sa capacité d’individu et non d’animal politique que l’être humain se rapporte à ce qui délimite son être – à son origine et à sa fin, qu’il se pose la question de Dieu et de sa mort. L’individu moderne croit qu’il peut se situer face à ces questions ultimes de manière pour ainsi dire immédiate : il pense que la religion et la mortalité sont des affaires privées, qui ne concernent que lui et lui seul. Or cette immédiateté présumée ne va pas de soi. Le mérite d’ensemble de l’ouvrage collectif Penser le Politique à l’heure de l’éclatement des repères et de la menace de nouvelles servitudes est de remettre radicalement en question cette hétérogénéité illusoire en repensant la façon dont la sphère politique joue, au contraire, un rôle de médiation profonde entre l’individu, la religion et sa finitude.


Dieu, la politique et la mort sont en effet les trois grands thèmes qui traversent l’ouvrage. Les premiers chapitres abordent la question de la relation entre religion et politique – particulièrement entre le christianisme, la démocratie et l’islam – et la seconde partie traite de notre relation à la mort essentiellement sous la forme d’une discussion de la controverse politique autour de l’euthanasie (qu’on préfère désormais appeler « aide médicale à mourir »). Il m’est impossible ici de présenter toutes les idées que contient ce livre et encore moins de rendre justice à chacun des textes qui le composent. Les lignes qui suivent tentent plutôt de faire ressortir l’esprit et l’unité argumentative du collectif.


Le livre s’ouvre sur un court et élégant hommage à Jean-Paul Desbiens, dont la fondation est dirigée par l’éditeur de l’ouvrage. Marcel Côté rappelle que le Frère Untel s’est dévoué sa vie durant à cultiver au Québec une conception de la liberté qui semble aujourd’hui désuète. Cette liberté n’a rien d’une liberté déliée mais s’enracine plutôt dans le contexte d’où elle émerge et s’inscrit donc nécessairement dans le prolongement d’une appartenance primordiale, que celle-ci soit culturelle, linguistique, ou encore religieuse (p. 8). Desbiens a œuvré dans cette direction par son œuvre religieuse, ses Insolences et par ses efforts pour faire une place de choix à la philosophie dans la formation générale des Cégeps (p. 10). Sa vie est à cet égard un modèle pour les penseurs désillusionnés par rapport à ce déracinement libertaire qui semble aujourd’hui fermement implanté chez plusieurs de nos contemporains.


Dans ce même esprit d’anamnèse des racines de notre liberté, Pierre Manent signe un premier texte intitulé « Situation de la démocratie ». Dans la foulée de son ouvrage Situation de la France, il y réfléchit sur les effets corrosifs d’une démocratie qui s’est coupée de ses origines théologico-politiques. L’argument manentien à ce sujet est complexe et il me faut ici le résumer à outrance, au risque manifeste de le simplifier. Les démocraties européennes ou d’origine européenne traversent une crise puisqu’elles se sont peu à peu désincarnées : elles ont oublié ou ont perdu leur corps (20). De cette désincarnation découle pour les sociétés démocratiques la difficulté de se définir et par-là d’assurer leur préservation. Ce corps politique des démocraties modernes est, selon Manent, la nation de marque chrétienne, c’est-à-dire la nation telle qu’elle s’est déployée dans un mouvement théologico-politique spécifique. L’autogouvernement (self-government) démocratique moderne n’est devenu possible selon lui que dans et par la forme nationale, qui, elle, était censée conjuguer le particulier et l’universel et rappeler l’Alliance entre Dieu et son peuple (cf. Situation de France). Selon lui, réactiver le ressort chrétien de la nation permettrait aux chrétiens de retrouver la légitimité des frontières nationales et ainsi de faire contre-pieds aux tendances de la démocratie et du christianisme contemporains à se dissoudre dans l’universel (p. 28). En bref, le salut de nos démocraties passe par une réincarnation des régimes démocratiques dans le corps national, et celle-ci dépend en retour d’une redécouverte de ses racines chrétiennes. La tendance à éclipser les rapports de dépendance entre le religieux et le politique en reléguant la religion dans un espace strictement privé serait en ce sens responsable de nouvelles servitudes politiques qui menacent aujourd’hui les régimes démocratiques.


« Seule la réviviscence de l’espérance chrétienne dont la nation serait à la fois en quelque sorte le sujet et l’objet peut éviter que le retour à la nation, si celui-ci devait se produire, ne s’accompagne d’un rétrécissement dommageable. » - Pierre Manent, « Situation de la démocratie »


Dans la même veine, Mathieu Bock-Côté cherche à désamorcer une certaine tendance, dans le discours politico-médiatique contemporain, à opposer de manière stricte les pôles de l’appartenance et de l’enracinement à celui de l’ouverture à l’autre. Cette dichotomie serait non seulement inadéquate, mais même dangereuse. Inadéquate, puisque selon le sociologue, il n’existe pas de véritable ouverture à l’autre sans appartenance à soi-même (p. 35) : il n’y a pas d’altérité sans constitution préalable d’un soi. Dangereuse, puisque cette polarité inciterait les citoyens à réprimer une dimension cruciale de la part politique de l’âme humaine, ce qui, par suite, engendrerait un risque d’asservissement à une seule part des aspirations humaines les plus profondes, soit la part de l’universel (p. 36).


Dans le quatrième chapitre, Jean-Robert Armogathe traite de ce même problème via la question de la relation entre le christianisme (principalement le catholicisme) et la démocratie. En rappelant de manière fort érudite que le rapport de l’Église à la démocratie est une relation essentiellement instrumentale (par contraste avec Manent dont le regard politique sur les démocraties chrétiennes y décèle plutôt une relation essentielle), le Père Armogathe rappelle que la chrétienté pense le bien de la démocratie de manière subordonné au bien commun des êtres humains qui la composent (p. 41-42). Au cœur de la doctrine sociale de l’Église se trouve d’ailleurs le principe de subsidiarité, qui pose des limites aux pouvoirs supérieurs et assure ainsi des espaces de libertés politique et individuelles dans les sphères « inférieures » de la société (p. 40). En ce sens, l’enseignement chrétien permet aux citoyens démocratiques de se prémunir contre les servitudes propres aux dérives potentielles de leur régime politique, et de penser un corps politique favorable à l’exercice de la liberté.


Le politologue Sami Aoun signe ensuite un texte sur la situation de l’islam dans la démocratie québécoise. Le texte invite à consolider une culture dialogale déjà bien amorcée au Québec, et pose en quelque sorte les conditions de sa bonne continuation. Spécialiste de l’islam, Aoun soutient que la politisation de l’islam, le salafisme et autres courants radicalement conservateurs sont à peu près inexistants au Québec et qu’ils sont condamnés à s’essouffler à l’échelle internationale. Ainsi, les conditions du dialogue de la démocratie avec l’Islam dépendent selon lui d’une acceptation quasi intégrale de la modernité, du libéralisme et da la « laïcité ouverte » (58, 62, 74). Néanmoins – et c’est peut-être là la singularité de l’analyse, Aoun ne pense pas que la clé du succès se résume à une subordination de l’islam à la culture politique québécoise et fait appel à une autre voie : le dialogue interreligieux (p. 53). Cela suppose que les autres confessions – la foi catholique en particulier dans le cas du Québec – ont un rôle à assumer dans la discussion civique au sujet du rapport entre religion et politique. Cette proposition ne manque ni d’originalité ni d’intérêt dans une société qui cherche à refouler toujours plus le religieux dans la sphère privée, sinon aux intimes confins d’une conscience individuelle et silencieuse. Suivant sur ce point Manent, Aoun pense qu’il est essentiel de discuter du religieux dans la sphère politique : l’éviter serait plus dangereux que salvateur.


Le second texte de Pierre Manent, « L’État moderne et la mort », opère une transition remarquable entre le thème du religieux et du politique et celui de la mort et du politique. Le philosophe politique retourne aux fondations de l’État moderne pour mettre en évidence le fait que celui-ci est né en s’érigeant contre la mort (p. 76-77). La modernité d’une telle fondation apparaît clairement dès lors qu’on la compare à la façon dont les citoyens des sociétés antérieures se rapportaient à la mort, qu’il s’agisse de l’excellence civique gréco-romaine ou de la piété biblique. « Dans les formes les plus hautes de la vie ancienne, toute l’attention de l’être mortel est dirigée vers quelque chose d’immortel », que ce soit Dieu ou la cité (p. 79). La crainte de la mort n’était pas jadis absente, mais l’inscription de « l’accident mortel » dans un horizon de sens beaucoup plus vaste (et, d’une certaine façon, intemporel) permettait de s’y préparer plus sereinement. En revanche, l’État moderne, au moins tel qu’envisagé par un de ses plus grands fondateurs, Thomas Hobbes, ne cherche pas à donner un sens à la mort, mais plutôt à protéger contre elle (p. 77). À terme, cela n’est possible que si l’on cherche par tous les moyens à contrôler la mort, ce qui ne se traduit évidemment pas par une éradication de celle-ci, mais par une maîtrise de plus en plus précise des modalités de son avènement (cf. p. 81-82). Cette singulière émergence de la politique moderne a permis l’apparition de ce paradoxe auquel font face la plupart des sociétés contemporaines : le meilleur remède à la crainte de la mort est d’administrer la mort. Notre rapport à la mort a beau être vécu de façon privée, il est profondément modulé par la situation politique où nous nous trouvons.


« Comme L’État refuse d’exposer même le plus coupable au risque de la mort, il voudrait dispenser chacun du souci de se “préparer à la mort”. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour soustraire l’être humain à la moralité incluse dans sa mortalité » - Pierre Manent, « L’État moderne et la mort »


Le chapitre de Louis-André Richard, premier d’une série de textes sur la question de la fin de vie et de « l’aide médicale à mourir », tente précisément de penser à contre-courant de la logique de l’État moderne. Suivant de près les intuitions du médecin et philosophe Leon Kass, l’auteur en appelle à une redécouverte des « vertus de la mortalité ». Parmi celles-ci, on compte l’intérêt et l’engagement (p. 85-87), le sérieux et les aspirations humaines (p. 87-89), la beauté et l’amour (p. 89-91), la vertu et l’excellence morale (p. 91-95). Si nous sommes à même de concevoir la vie humaine comme une chose si extraordinaire, c’est peut-être précisément puisqu’elle est limitée par notre finitude : dissoute dans un temps trop long, elle perd de son éclat, un peu comme cette offre d’une vie immortelle que lui fait Calypso et qu’Ulysse refuse. Le professeur Richard ne prétend pas pouvoir supprimer la part de tragique inhérente à la mort (p. 84), particulièrement à la perte des proches, mais les multiples témoignages dont il nous fait part pour exemplifier l’argument de Kass sont percutants. L’expérience de la mortalité et de l’accompagnement en fin de vie semble réellement ouvrir des perspectives où la vie acquiert une texture nouvelle et où elle est vécue plus intensément, plus activement (cf. p. 89).


S’il y a bel et bien des vertus à notre mortalité, la solution à l’angoisse contemporaine qu’elle crée n’est peut-être pas à chercher dans l’administration de la mort mais plutôt dans l’accompagnement et les soins des personnes en fin de vie, thèmes auxquels est consacrée la seconde moitié des chapitres qui composent l’ouvrage. Cette section du collectif est sans contexte celle dont la portée pratique est la plus évidente, et elle devrait intéresser tous ceux qui désirent avoir une opinion éclairée sur cette difficile controverse. Les auteurs de cette section[1], qui œuvrent pour la plupart dans le milieu médical, s’évertuent à expliciter les multiples problèmes liés à la conceptualisation, la légalisation et la pratique de l’euthanasie et à défendre la perspective alternative des soins palliatifs. Faute de pouvoir exposer les arguments dans tous leurs détails, voici ce qui m’en apparaît être les grandes lignes.


« Mourir va en quelque sorte à l’encontre de l’atmosphère sociale actuelle. Cette atmosphère est actrice dominante au sein du traitement social et communicationnel de la question de la fin de vie » - Aurélie Pourrez, « Médiatisation de la fin de vie et modulations de l’opinion publique »


Le langage utilisé dans le débat autour de l’euthanasie et la fin de vie porte souvent à confusion. Au Québec, par exemple, le législateur a choisi les termes « aide médicale à mourir » plutôt qu’« euthanasie » afin de transposer l’enjeu de la sphère criminelle vers la sphère médicale, et de permettre ainsi à la province de légiférer (p. 217). Ce faisant, on considère quelque peu paradoxalement l’administration de la mort comme un « soin » ou une « aide » (p. 105-106), ce qui tend non seulement à banaliser l’acte d’euthanasie, mais aussi à le confondre avec ce qui était jadis conçu comme de véritables soins de fin de vie. Les soins palliatifs aident véritablement le patient en soulageant ses douleurs et en offrant un accompagnement soutenu ; l’administration de la mort au contraire coupe court à toute tentative, médicale et humaine, de soigner ou d’apaiser le malade jusqu’à sa dernière heure (p. 212). À cet égard, le public gagnerait à connaître, en lisant l’ouvrage, les différences essentielles entre euthanasie, suicide assisté, et sédation palliative afin de comprendre l’éventail des alternatives possibles lorsqu’il est question de la fin de vie (p. 169-182).


D’ailleurs, l’argument selon lequel l’euthanasie est bel et bien une aide puisqu’il supprime une condition « insupportable » témoigne plutôt d’un manque dans l’offre et la disponibilité de soins palliatifs plutôt que d’une nécessité de couper court aux souffrances en donnant la mort. Car en prodiguant des soins de fin de vie avec la précision millimétrique dont les experts sont aujourd’hui capables, et en assurant un suivi serré du patient, il est parfaitement possible d’apaiser les douleurs jusqu’à la fin. Il est à cet égard frappant que dans le cas québécois, aucun investissement supplémentaire ne soit prévu afin d’améliorer l’accessibilité aux soins de fin de vie alors même qu’on sait que les ressources manquent (p. 212, 217-218).


Dans cette perspective, l’empressement à permettre l’euthanasie paraît étrange. D’aucuns pourraient soutenir que la condition d’un patient en soins palliatifs est « indigne » même si cette personne est soignée et accompagnée. Or, la notion de dignité implicite dans ce type d’argument pose plusieurs problèmes, notamment puisqu’elle projette sur cette fin de vie la conception d’une vie digne que se fait un être bien portant (p. 209-210). Du point de vue d’un jeune adulte dans la fleur de l’âge, la situation d’une personne en soins palliatifs peut sembler en effet intolérable, mais ne pourrait-elle pas être vécue différemment par celui ou celle qui vit ses derniers moments en compagnie de ses proches ? Nous savons d’ailleurs qu’une part importante des patients qui désirent « en finir » vivent difficilement leur dégénérescence précisément parce qu’ils ont l’impression d’être un fardeau pour leur entourage : le problème est davantage un problème d’accompagnement que de dignité. L’argument de la mort « digne » suppose qu’une perte d’autonomie est une perte de dignité. Cette quantification de la notion de dignité humaine est hautement problématique puisqu’elle nie la valeur intrinsèque de la vie humaine (ou sa « dignité ontologique » [p. 106-113]), celle-là même qui est au fondement moral de notre vie commune.


Les difficultés pratiques abondent elles aussi, au moins dans le cas québécois. En inscrivant « l’aide médicale à mourir » dans la logique du droit, on impose eo ipso au personnel médical un « devoir » de satisfaire ce droit, et cela ultimement à l’encontre du droit de conscience des médecins (p. 217, 220, 221). La notion de consentement éclairé pose également problème puisqu’elle suppose que les patients sont informés des alternatives alors que le personnel formé en soins palliatifs est limité et que le nombre de médecins appelés à recevoir des demandes « d’aide médicale à mourir » excède ce secteur médical (p. 222-223). La notion de « fin de vie », cruciale dans la liste (problématique) des critères discriminant l’accès à l’euthanasie dans la loi québécoise, n’y est en outre clairement définie nulle part (p. 219). D’ailleurs, la loi sur « l’aide médicale à mourir » exige que le patient soit apte au moment de faire la demande et de recevoir l’injection létale, ce qui signifie que la situation du patient ne peut pas être aussi terminale ou « indigne » qu’on aimerait le penser (p. 222).

En somme, il ressort de l’ensemble de ces textes que, sous le couvert d’un humanisme triomphant, la légalisation de l’euthanasie est plutôt une manifestation à la fois maladroite et inquiétante du malaise moderne face à la mort, malaise intimement lié à une perte de repères religieux et intellectuels dans nos sociétés contemporaines.


Ce livre apparaît donc comme une œuvre collective de pensée dissidente, qui vise à remettre radicalement en question les termes dans lesquels sont pensés le rapport à Dieu et à la mort dans notre situation politique, ou, mieux, les termes dans lesquels le politique pense ces enjeux essentiels pour nous, c’est-à-dire à notre place. À cet effet, même le lecteur peu susceptible d’être convaincu par cette dissidence peut bénéficier de la lecture de cet ouvrage. Car en faisant jaillir pour notre pensée, sous forme de problèmes et de questions essentiels, ce qui nous apparaît trop souvent comme des réponses et des solutions évidentes, ce livre nous aide effectivement à penser le politique. Si cette réflexion pouvait en effet déborder de la sphère strictement intellectuelle pour se traduire en un dissensus politique[2], condition de débats réels et d’une vie politique saine et active, ce petit opuscule ferait véritablement œuvre de philosophie politique.

[1] En voici la liste : Thomas De Koninck, Jacques Ricot, Christophe Pacific, Régis Aubry, Aurélie Pourrez, Patrick Vinay, Catherine Dopchie.

[2] Christophe Pacific invite explicitement à un dissensus politique sur les questions éthiques en fin de vie (p. 163-164).

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