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Éloi Gonthier

Une chance qu’on s’a

Lecture de : Mathieu Bélisle, Ce qui meurt en nous, Leméac, 2022

Ah ! le matin dans mes yeux sur la mer

Une claire baigneuse a ramassé sur elle

toute la lumière du paysage

Baigneuse par Saint-Denys-Garneau dans Les Solitudes


« Ensemble nous redeviendrons » : chaque jour, quand je passe devant les énormes néons qui ornent la façade du palais Montcalm, je suis frappé par la justesse de ces paroles. La pandémie aura été un moment si traumatisant qu’il nous faut maintenant nous convaincre que nous pouvons redevenir nous-mêmes. Et, malgré la réticence de certains, qui, pour rien au monde ne veulent y replonger ; c’est justement parce que nous sommes à l’heure où l’onglet COVID-19 a disparu du site du Journal de Montréal qu’il nous faut réapprendre, réapprendre à réapprendre ensemble. Ce qui meurt en nous de Mathieu Bélisle se présente comme une catharsis nécessaire : confronter ce que la pandémie nous a soutiré, refuser l’oubli naïf et amorcer une réflexion en quatre essais : la mort, Zoom, les acronymes euphémisants et l’espérance. C’est cette division en quatre essais qui structurera notre exploration du texte.

« La mort était là, mais comme désinvestie, symboliquement et affectivement, dépouillée de tout ce qui pouvait conduire à une réflexion sur la nature des choses [1]. »

1er essai : Quelque chose s’est brisé


La pandémie fut, pour Mathieu Bélisle, une occasion de réexaminer la mort, l’acte de mourir. En nous rappelant notre mortalité la COVID-19 nous aura rappelé que nous n’avions, comme société, plus rien à dire sur la mort, que nous ne la comprenions plus et que nous avions cessé toute réflexion sur le sujet. Nous n’avions plus aucune considération pour nos morts, nous ne les avons jamais vus, les portes des hôpitaux ne se sont jamais ouvertes et les chiffres ont continué de grandir à l’écran durant le téléjournal. Ces chiffres déshumanisés ont pourtant servi de justification à toutes les mesures. Parce qu’à la fois chaque mort était de trop, et que tout devait être fait pour les éviter, mais qu’aussi nous ne reconnaissions pas leur existence en laissant croupir dans des CHSLD délabrés les personnes âgées qui décédèrent seules, la chaleur humaine des derniers instants leur ayant été interdite. Endeuillés nous le sommes devenus aussi, mais toujours seuls, le recueillement commun restant inaccessible. Et, quand il était accessible, ce recueillement, c’était dans une cour arrière de maison de campagne où :

chacun pleurait de son côté, à deux mètres des autres, règle parfaitement contre-intuitive […] nous maudissions intérieurement la vie qui nous avait pris un ami dans la fleur de l’âge, et nous maudissions la pandémie, qui nous condamnait à vivre tout cela sans accolades ni embrassades, sans cette chaleur dont nous avions tant besoin, sans vraie catharsis[2].

Les larmes aux yeux devant ce passage je ne pouvais pas me sortir du crâne ce que ce proche m’avait dit un soir de 2021 une quinzaine de minutes avant le couvre-feu : « Au plus fort de la Grande dépression et pendant la Seconde Guerre, quand nous n’avions rien que de la poussière à manger nous nous avions quand même, aujourd’hui nous nous avons même plus. »


« —Tu n’es pas censé être à l’école aujourd’hui ?

—Mais je suis à l’école ! »[3]


2e essai : L’humanité fantôme


Bélisle est prof, je suis étudiant, nous nous comprenons… autant que nos expériences sont différentes. Je veux dire par là qu’on se comprend bien. J’ai moi aussi participé à ce grand chantier expérimental que l’on a appelé l’enseignement en ligne ; expérience qu’il ne faudrait pas considérer comme une exception temporelle selon l’auteur, car la facilité avec laquelle les moyens techniques ont été mis au service de la lutte contre le virus montrait que « la structure sociale était déjà prête à accepter l’ordre nouveau qui s’établissait[4] ». Nous avons transposé nos vies dans un monde virtuel qui se « trouvait désormais à un clic de naître et de disparaître[5] », en un rien de temps. Un monde virtuel qui ne donnait qu’une « illusion de présence », illusion de présence humaine d’abord. Bélisle en parle éloquemment lorsqu’il explique sa première rencontre au Cégep avec ses étudiants après une demie session de cours en ligne : « nous ne savions pas comment intégrer à nos rapports concrets les quelques vérités que nous avions partagées, comme si nous vivions dans un monde désarticulé, où les espaces, aussi interconnectés fussent-ils, ne communiquaient plus[6] ». La discussion par écrans interposés et par extension l’enseignement en ligne ne sauront jamais être plus qu’une caricature de la réalité, et pour cause, en tant qu’étudiant je n’ai jamais été aussi amorphe, je n’ai jamais participé à des activités aussi abrutissantes, je n’ai jamais vu un tel simulacre se jouer devant mes yeux que quand, dans une salle de réunion Zoom, j’assistais à un cours en ligne. Simulacre de cours, simulacre de communauté scolaire, je faisais semblant d’apprendre quand ils faisaient semblant d’enseigner. Il n’y a pas que ces cours sur Zoom qui sont ici concernés ; le risque de cette illusion de présence vient du fait qu’elle ne se limite pas seulement aux réunions en ligne, mais qu’elle nous accompagne partout :

partout nous rencontrons des gens dont l’esprit est ailleurs […] Patienter dans un hôpital, attendre son enfant à la sortie de l’école, suivre un cours ou participer à une réunion d’équipe, c’est vivre de plus en plus l’expérience d’une communauté réunie par défaut, dont les membres n’écoutent et ne regardent plus que distraitement, pour maintenir les apparences de sociabilité. En vérité, leur attention est tournée vers une autre communauté, la communauté des écrans celle que les algorithmes ont constituée à leur place[7].
« Dès qu’il est question de parler de la différence québécoise, de son histoire et de son devenir, on multiplie les euphémismes et les formules atténuées, comme s’il fallait sans cesse manifester dans le langage la nécessité du compromis, […] rationaliser l’impuissance à coups d’oxymore et de paradoxes savants[8]. »

3e essai : Retrouver le pays réel


CHSLD, RPA, RPANC, CISS, CLSC, CIUSS, interminable labyrinthe technocratique et bureaucratique, ces acronymes ne servent qu’à nous éloigner de la réalité. Incompréhensibles pour le profane, ensevelissant sous une couche de vernis administratif la réalité, ces comités, ces tables de concertation ces instituts publics ont été mis, durant la pandémie, en face du réel. Bélisle écrit : « Contrairement à tout le reste, la mort de milliers de Québécois ne pouvait être euphémisée[9]. » Retrouver le pays réel, c’est rendre compte de la médiocrité proprement québécoise dans la gestion pandémique. Médiocrité en éducation, comme nous l’avons vu plus tôt, médiocrité en santé, satisfait de rattraper la moyenne, de décès par mille habitants des autres pays développés. Médiocrité généralisée d’un système à bout de souffle. Et dont, il fallait retrouver la réalité « cachée derrière les mots ».


4e essai : Un peu de lumière


En terminant l’ouvrage par un retour aux sources, par un retour sur ses thèmes favoris, ceux de l’ordinaire et de l’âme québécoise, Bélisle s’assure une conclusion convaincante et, étonnamment, intime. La nécessité d’espérer dans un environnement qui nous a toujours été hostile, le prosaïsme de Saint-Denys-Garneau, la voix de Serge Fiori ; la littérature et la musique comme ultime façon d’entretenir notre lumière, si petite soit-elle.


J’ai réalisé en lisant Ce qui meurt en nous que je n’en reviendrai probablement jamais ; je l’ai oublié, la pandémie ; toute ma vie est de retour, mais ce moment de notre histoire commune demeurera comme une tache dans mes sujets de conversations, amenant invariablement un pincement au cœur. Je veux dire par là que, pour ma génération — celle des jeunes adultes d’aujourd’hui — la pandémie est un traumatisme dont l’ordre et la magnitude ne sont pas encore compris. Un de ces traumatismes dont on ne parle pas ; c’est souvent à cela qu’on les reconnaît. Néanmoins, un traumatisme dont on peut se souvenir. Je m’en souviens, l’an passé, au Cégep, de la date fatidique où le port du masque ne fut plus obligatoire ; je me rappelle les discussions que j’avais avec mes camarades, leur profonde envie de rejeter ces règles. Nous aurions dû porter le masque — il était dans nos poches — nous aurions dû respecter les commandements de là-haut, nous l’avions fait à une époque, mais nous étions las. D’abord des bruissements discrets, ensuite une prise de parole forte et claire, j’ai découvert chez mes camarades une capacité de révolte qui se traduisait dans la discussion, un plus jamais ça assumé. Comme un choc post traumatique qui fait associer le son des feux d’artifices aux bombardements chez un ancien soldat, j’ai l’impression que la moindre évocation d’un retour à ce que nous avons vécu, la moindre possibilité si petite soit-elle d’un recommencement déclenchera un mouvement collectif de rejet instantané. La pandémie n’est plus qu’une toile floue dans mon esprit, je ne sais plus trop la chronologie des évènements, premier couvre-feu, cours en ligne, Canadien en final de la Coupe Stanley… Ce qui reste néanmoins, c’est le parapluie des sentiments, des réactions épidermiques qui couvre la période. Et la simple évocation, une seule discussion sur la pandémie aura suffi à faire émerger ce ressenti. C’est là, je crois, la preuve la plus sincère qu’enfouie en nous la pandémie demeure. Nous ne pourrons jamais l’oublier complètement, toute une génération en est marquée au fer rouge. Alors, c’est à nous de faire en sorte que jamais plus l’on ne se fasse déposséder de nous-mêmes, que jamais plus l’on ne se fasse dire que l’on ne peut plus s’avoir.


Ces salauds ont vraiment fermé les bars.

[1] L'empire invisible. Essai sur la métamorphose de l'Amérique, p. 34. [2] P. 44. [3] P. 72. [4] P. 84. [5] P. 85. [6] P. 78. [7] P. 88. [8] P. 96. [9] 102

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