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Un roman philosophique

Lecture de : Simon Nadeau, Le Monastère buissonnier, Boréal, coll. « Liberté grande », 2022


Patrick Moreau



J’hésitais à publier une recension de ce livre de Simon Nadeau, car Claude Bertrand en a déjà fait paraître une, il y a quelque temps, sur onalu.ca (« Loi intérieure et flottement dans le genre », parue sur ce même site le 23 décembre 2022). Je me suis toutefois convaincu que cette brève intervention ne serait pas complètement inutile, dans la mesure où elle éclairait une autre ou quelques autres facettes de ce récit qui, tel un diamant magistralement taillé, n’en manque pas.


C’est peu dire que Le Monastère buissonnier de Simon Nadeau est original et inattendu. J’irais même jusqu’à écrire que c’est un livre des plus improbables, qui ne peut être que l’œuvre d’un esprit libre, d’un esprit non pas éloigné des modes du moment, mais totalement étranger à l’idée même de mode, d’un écrivain qui trace, de livre en livre, de plus en plus profondément son sillon, en dehors de toute ornière préalable. Le Monastère buissonnier est une œuvre individuelle, au sens plein du terme, véritablement originale parce qu’elle ne cherche pas à l’être, et évite ainsi les pièges des procédés voyants, des appels du pied ou de la provocation facile.


Récit pour le moins énigmatique, et dont le titre lui-même (qui reprend celui de son « Livre III ») est intriguant, ce Monastère buissonnier de Simon Nadeau s’ouvre sur une adjuration lancée par un mystérieux personnage nommé La-Mèche-Noire, qui commence par ces mots : « Chéris le désert où tu es seul avec ta soif. Et dis-toi bien que lorsque tu as soif tu vis. » ; et s’achève sur cette injonction : « et pars à l’aventure ! ». D’emblée, ces quelques lignes initiales sont parcourues par le souffle du grand large. Elles invitent à ce dépaysement dans lequel le livre plonge un lecteur qu’il promène du désert qui jouxte de l’Égypte au Japon, en passant par Yaoundé, Calcutta, Montréal, la Gaspésie. Il le promène aussi dans le temps, de l’époque contemporaine à celle de la civilisation assyrienne. C’est le genre de livre qui demande un lecteur de haut bord, qui aime être ainsi promené et dépaysé, qui aime cette aventure qu’est toute lecture authentique.

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Je ne voudrais pas en dire trop à propos de ce livre, ni en dire trop peu, et surtout ne pas résumer une œuvre qui, à vrai dire, se résumerait très mal, car elle est composée de plusieurs histoires, qui composeraient presque des nouvelles indépendantes les unes des autres, si elles n’étaient unifiées par une narration englobante, qui tourne autour du personnage La-Mèche-Noire.


Ces récits sont en effet sans liens apparents entre eux, du moins sans lien narratif. Ils composent une galerie de personnages étranges, fiévreux, hauts en couleur, attachants, qui se nomment Ahmed, Sinalayoura, Atsumi, Sayoko, Jean-Étienne, Amadou, Nembo, Fatoumata, Marie-Émilie, dom Augustin, Ramlochan, Ranjan, Bipin, Bholâ, Surabala, Ûma, et puis La-Mèche-Noire et Audrey.


« Je suis la princesse Sinalayoura, aux mille demeures, aux mille demeures… Car nulle demeure n’est assez grande pour ma soif… » (p. 16), s’écriera la fille d’Assurbanipal en s’enfuyant du palais de Ninive. Et lui fera écho, Sayoko lorsqu’elle évoquera ce « moine fou », Ikkyû, qui croyait qu’« il fallait suivre toutes sortes de chemins » et qui « filait à toute allure dans le ciel de la connaissance comme un nuage fou » (p. 46).


Tous ces personnages sont animés par une soif peu commune de liberté, d’infini, par une quête d’humanité aussi qui les mène à cultiver à la fois l’amitié et une quête de la connaissance, ces deux vertus qui rendent plus humains ceux qui s’y adonnent gracieusement et sans réticence. Les liens qu’ils créent n’ont rien de contraignant et ce « monastère buissonnier » qu’ils érigent en dehors ou en marge de la société est à l’image de cette abbaye de Thélème autrefois imaginée par François Rabelais où chacun pouvait à la fois être pleinement soi et appartenir néanmoins à une communauté, mais à une communauté choisie et composée d’élus, de compagnons, qui partagent bien plus que du pain, l’espoir. La-Mèche-Noire, qui est aussi l’alter-ego, ou l’un des alter-ego de l’écrivain, dira ainsi, évoquant ces micro-sociétés d’amis, ces « micromonastères libres et inventifs » :


ce que je veux saisir aujourd’hui, c’est le libre essor de ces compagnonnages dans le creuset desquels la culture cherche à se réinventer à notre époque. Un nouvel îlot se joint à l’archipel chaque fois que deux personnes, cinq, dix ou vingt se réunissent autour d’un idéal commun et d’un élan partagé. (p. 254-255)

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En lisant ces différentes histoires, on réalise donc peu à peu que ce qui les unit c’est un idéal ou une Idée. De ce point de vue, Le Monastère buissonnier est un conte philosophique. Le narrateur, alias La-Mèche-Noire, n’hésite pas d’ailleurs à y convoquer des philosophes, Hegel, par exemple (à la p. 58), à les citer et à discuter leurs thèses, surtout celles qui concernent la liberté. De la même manière, ses personnages parlent, discutent entre eux, et leurs conversations, souvent profondes, fourmillent d’idées, sont remplies d’esprit, à tel point que, qui a connu, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, de telles communautés spirituelles où les mots des uns rebondissent sur ceux des autres pour venir nourrir, stimuler et enrichir une pensée qui paraît alors presque commune, ne peut qu’en éprouver, en lisant ces pages, de la nostalgie.


Ces beaux dialogues, comme tous ces récits, sont en outre servis par une belle prose, classique, sans baroquisme, ni fioritures excessives, ce qui ne contribue pas peu à en rendre la lecture agréable. Simon Nadeau n’y cède pas, entre autres, à cette manie de la littérature contemporaine qui consiste à introduire dans l’écriture différentes marques de l’oralité. Mais son style n’est pas non plus factice ni précieux, et s’il ose faire usage de quelques imparfaits du subjonctif, ceux-ci se fondent si naturellement dans ses phrases que le lecteur les relève à peine. Son écriture a quelque chose d’atemporel.


J’ajouterai, pour achever ce trop bref et trop partiel commentaire, que ce livre que je qualifiais, en commençant, d’improbable devient, dès lors qu’on en tourne la dernière page, une oeuvre nécessaire ; une œuvre tout simplement, riche de son humanité, et qui s’impose par sa seule existence.












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