Lecture de Patrice Groulx, François-Xavier Garneau, poète, historien et patriote, Boréal, 2020
En 1839, Lord Durham dépose son fameux rapport dans lequel il déclare que les Canadiens français sont un « peuple sans histoire et sans littérature ». Cette citation est restée gravée dans la mémoire des Québécois jusqu’à aujourd’hui. Au XIXe siècle, François-Xavier Garneau (1809-1866), premier historien national du Québec, a œuvré durant de longues années pour que cette citation célèbre devienne un mensonge. Bien avant qu’il ne se plonge le nez dans les archives, Garneau promet de venger l’honneur des siens en écrivant la véritable histoire du Canada. Il respectera cette promesse, et Garneau s’est efforcé toute sa vie de « convaincre la nation canadienne que sa destinée n’était pas de se dissoudre dans la mémoire, mais d’y consolider sa place. » (p. 13) Pour lui, l’histoire nationale est une arme pour conquérir le droit de vivre en tant que collectivité et avec dignité. Dans une toute récente biographie écrite par l’enseignant en histoire Patrice Groulx et publiée chez Boréal, nous pouvons approfondir notre compréhension des raisons qui ont poussé Garneau à rédiger son histoire du Canada.
Jeunesse de Garneau
Garneau grandit dans le quartier du faubourg Saint-Jean à Québec. Approchant l’âge adulte, il démontre de grandes qualités intellectuelles, étudie le droit et décide de devenir notaire. Pour un jeune de Québec provenant d’un milieu modeste, cette profession peut lui permettre d’échapper à son destin. À la lecture de l’ouvrage de Groulx, on comprend que pour bien des Québécois de cette époque, réussir signifie en effet échapper à son destin. Toutefois, Garneau comprend rapidement que le notariat ne suffit pas à nourrir son esprit. Pour se sustenter sur le plan intellectuel, il fréquente donc les bibliothèques. Les livres étant coûteux, il ne peut s’en procurer et il décide de retranscrire ceux qui lui apparaissent les plus importants. Cet esprit autodidacte le suivra toute sa vie et témoigne d’un désir profond de comprendre sa société, d’autant plus qu’il ne vivra jamais de sa plume.
Plusieurs années plus tard, lorsque se produisent les rébellions des Patriotes de 1837-1838, bien qu’il ne participe pas aux combats, Garneau partage avec les contestataires le constat selon lequel le gouvernement et les Anglais méprisent les Canadiens français. Face à cette arrogance de l’élite coloniale, les Canadiens français restent passifs, souvent inconscients de leur capacité collective. Le notaire vit beaucoup de frustration par rapport à cette passivité de ses compatriotes. Selon lui, aucun peuple n’a d’avenir lorsque « tout dort avec lui, langue, exploits, nom, histoire » (p. 71). C’est surtout l’Acte d’union en 1840 et le rapport Durham, dont nous avons déjà dit un mot, qui pousseront Garneau à écrire une histoire nationale. Dans les années précédant ces événements marquants, il comprend l’importance de faire une place de choix, dans la mémoire collective, aux héros, et à quel point un tel récit confère un pouvoir aux peuples.
Rapport à la France
Pour Garneau, on peut certes trouver parmi les ancêtres de son peuple d’authentiques héros canadiens-français, mais, même sans cette mémoire héroïque nationale, l’historien en herbe est convaincu de l’erreur grossière de Durham. La culture et l’histoire des Canadiens français sont en effet riches en elles-mêmes, du simple fait qu’elles trouvent leur origine dans la culture de la France et que cette dernière continue de nourrir l’esprit de ses descendants. Renier cet héritage français est, aux yeux de Garneau, inconcevable, car se priver de la culture française, c’est se priver, écrit-il, de « la tête du monde ».
Il veut détruire le mythe de la nation immobile cristallisé par Durham en rendant à la collectivité son mouvement, sa profondeur, son origine et sa finalité. (François-Xavier Garneau, p. 101)
Garneau est fier de ses origines tout en étant conscient que l’évolution démographique du Canada imposera éventuellement une assimilation des Canadiens français à la population anglaise. Dans un élan mélancolique et pessimiste, il dira ainsi : « si nous devons perdre notre nationalité, nous voulons au moins laisser un nom français sur notre mausolée. » (p. 165) L’adage populaire veut qu’on appelle les habitants de l’Hexagone nos « cousins » français. Pour Garneau, les Français ne sont pas des cousins, la France est plutôt le pays d’où viennent ses pères.
L’histoire nationale
On le voit, c’est pour donner une valeur à son peuple que Garneau cherche à étudier les origines de sa nation en Amérique. Il veut que les Canadiens français se perçoivent comme un produit de l’histoire, ce qui permettra de justifier leur présence en Amérique et donnera une raison et un horizon à leurs actions politiques. À l’époque, les Canadiens français ont une connaissance très limitée de l’histoire de leurs aïeux, aucun livre d’histoire récent n’explique leur point de vue sur leur propre passé.
Son projet d’histoire du Canada a donc une forte connotation politique, mais il est aussi conscient que son travail ne sera pas reconnu s’il le bâcle en lui donnant un biais idéologique. Pour être lu et écouté, Garneau doit donc rendre l’histoire de manière impartiale. Une telle étude rigoureuse mérite toute notre admiration : on ne peut qu’imaginer l’ampleur de la tâche que réclame une démarche historique qui se veut objective pour un autodidacte.
Garneau s’intéresse tout particulièrement à l’histoire pour rehausser l’estime que les Canadiens français ont pour eux-mêmes, mais il ne reste pas aveugle pour autant à ce qui ne sert pas cet objectif. Il reconnait par exemple une part de vérité au Rapport Durham, car les Canadiens français ont en effet, reconnaît-il, un déficit dans le domaine de l’éducation. Cependant, et c’est là toute la nuance, cette réalité n’est pas pour lui une fatalité. Garneau veut donc promouvoir la science, la littérature, l’éducation, le droit, l’économie et la politique chez son peuple. Ce désir de développer une vie de l’esprit dans le Bas-Canada sera en partie freiné par le déplacement de la Bibliothèque parlementaire de Québec à Kingston. L’historien critique vertement l’hypocrisie des gouvernants qui soulignent d’un côté l’ignorance des Canadiens français, mais qui de l’autre les privent d’une formidable institution qui pourrait leur permettre de mieux s’instruire.
Cette Bibliothèque parlementaire est essentielle pour le travail d’historien de Garneau. Pourtant, ce déménagement ne l’arrête pas. Il passe plusieurs semaines à Kingston pour fouiller dans les livres et consacre une partie importante de son temps à en recopier des passages. Lorsqu’il est à Québec, il emprunte aussi des ouvrages à la bibliothèque de la Société littéraire et historique de Québec ainsi qu’à des bibliophiles. À cet égard, son sens de la débrouillardise est tout simplement remarquable.
On doit être animé d’une véritable foi, et pas simplement d’un esprit routinier, pour écrire en français dans une ville et un milieu social gangrenés par le sentiment d’infériorité du vaincu, où on serine que l’avenir se dira en anglais. » (François-Xavier Garneau, p. 93)
L’accueil du public
Une fois son travail bien entamé et en partie publié, il s’attendait à une réaction sympathique de l’opinion publique, mais, comme son histoire n’accorde pas à l’Église une place prédominante, il ne reçoit que très peu de soutien. En fait, Garneau se permettait de critiquer l’histoire officielle de l’Église au Canada, car celle-ci faisait trop de place à la religion et au clergé au détriment des autres acteurs des événements. Dans d’autres textes, il osera même parler de la séparation de l’Église et de l’État. Ces réflexions rappellent au lecteur de 2021 que la question de la laïcité ne date pas d’hier et qu’elle est au cœur des débats, au Québec, depuis plus de 170 ans. En réaction à ces critiques adressées à l’Église, le diocèse de Montréal organise une campagne de censure contre le travail de Garneau. Découragé face à ces menaces répétées, Garneau trouve cependant une motivation dans le soutien de Louis-Joseph Papineau qui l’encourage à poursuivre son travail essentiel.
On se tromperait néanmoins en prétendant que Garneau est motivé par des sentiments antireligieux. Il dit à plusieurs reprises que les trois grands symboles de la nationalité canadienne-française sont la langue, les lois et la religion. Garneau accorde aussi une plus grande importance à la religion dans le troisième tome (après 1791) de son histoire nationale, là où il décrit ce moment de l’histoire du Canada où le catholicisme occupe une plus grande place dans la société, notamment dans le domaine de l’éducation.
Lorsque son histoire nationale est enfin achevée, son ouvrage ne rencontre malheureusement pas le succès qu’il avait escompté, et il ne se vendra pas bien, que ce soit ici ou en France. Garneau a fourni d’immenses efforts et a dépensé toutes ses économies pour glorifier son peuple, mais ce dernier ne reconnait pas ce travail colossal. L’historien ne cachera pas sa profonde déception.
Si son travail touchera finalement un large public, c’est parce que Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, le surintendant de l’instruction publique pour le Bas-Canada, lui passe quelque temps plus tard une commande. L’historien doit résumer les 1240 pages de son Histoire du Canada dans un abrégé de 250 pages qui servira à l’éducation dans les collèges. Ce manuel aura un immense succès dans le Bas-Canada et sera même réédité et vendu à la hauteur de plusieurs milliers d’exemplaires.
Au soir de sa vie, Garneau est finalement reconnu par ses compatriotes qui feront honneur à sa mémoire. Autant les politiciens, les journalistes que les religieux rendront hommage à ce qu’ils appellent désormais leur « historien national ».
Conclusion
À la lecture de l’excellent ouvrage de Groulx, le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de faire des rapprochements entre l’époque de Garneau et la sienne. Il retiendra sans doute que, pour Garneau, écrire l’histoire de son peuple est essentiel pour montrer les raisons et la pertinence de la présence française en Amérique et ainsi asseoir une réelle action politique. Qu’en est-il en 2021 ? Il est plutôt paradoxal qu’aujourd’hui, ce soit en raison même de cette histoire que la place des Québécois francophones se voie remise en question. On le constate par exemple chez Valérie Plante qui évoque le fait que Montréal serait située sur « un territoire mohawk non-cédé ». Ou bien chez la chroniqueuse Émilie Nicolas qui prétend que les Québécois seraient « maîtres chez l’autre », c’est-à-dire chez les autochtones. De tout temps on s’est servi de l’histoire québécoise pour la retourner contre les Québécois. En 1840, on soulignait son absence pour marquer l’identité stérile des Canadiens français. En 2021, c’est pour délégitimer leur aventure en Amérique. Nihil nove sub sole .
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