Lecture du Monastère buissonnier de Simon Nadeau, Boréal, 2022
« Cette excentricité contenue par l’idée les déroutait. Un fou est un fou, c’est clair. Mais une Idée qui remet tout en question et qui avance souverainement comme si depuis toujours elle était la Loi est plus déroutante que toutes les folies et toutes les révoltes, qui n’entament jamais en profondeur la chair du temps et de l’histoire [1]. »
Où en sommes-nous, dans quelle contrée, dans quel désert nous retrouvons-nous ? Sur le continent africain, ou plutôt aux Indes, la route menant vers les Indes ? Non, ici, toujours ici au Québec, comme dans ce bon vieux Canada français encore vivant par sa hauteur d’esprit et son originalité, où l’on se pensait comme dans un monastère coupé du monde et paradoxalement ouvert à celui-ci par nos missions…
Ce livre déroutera sans doute le lecteur puisqu’il pourra difficilement s’y reconnaître, c’est-à-dire le ramener à une réalité qu’il vit et dans laquelle il pourrait se retrouver. À moins qu’il n’entre en lui-même pour se dégager de celle-ci… Cela veut dire que toute forme de « réalisme » sera ici mise radicalement en question, en échec. En effet, « le réel, selon La-Mèche-Noire, le narrateur de ce livre, n’était pas le but de l’art, mais le réel transfiguré, incandescent, transpercé de part en part par l’esprit qui libère et le désir qui rassemble [2]. » De ce point de vue, cet écrit est une réussite puisqu’il nous surprend par sa désinvolture, ou par ce que l’on pourrait mieux appeler son sens du « nouveau », dont il exprime une essence quasi intemporelle.
Déjà, par son titre, il se présente comme insaisissable, comme mouvant : monastère « buissonnier », ainsi se définit-il, et tout est là… Le caractère buissonnier de ce monastère en fait toute la substantialité. Comme si c’était cet attribut qui lui donnait son sens, au lieu de s’ajouter à lui comme une qualité purement extrinsèque. On sait d’ailleurs à quoi renvoie le mot de monastère. L’histoire nous en a donné des exemples frappants. C’est une institution religieuse qui regroupe des hommes entre eux, ou même des femmes entre elles, qui ont décidé de consacrer leur vie à Dieu. Qu’on pense à Jean de la Croix ou à Thérèse d’Avila. Cela les éloignait de la réalité de tous les jours, surtout du devoir qui s’imposait à eux de vivre une vie de couple mais surtout une vie de famille, comme c’était le cas de tous les autres dans ces époques pas si lointaines. Ces monastères étaient par ailleurs des lieux régis par une règle très stricte. La parole que ces personnes échangeaient entre elles devait trouver son lieu d’élection dans la prière. C’est là qu’elle se manifestait primordialement.
Le monastère buissonnier que nous présente Simon Nadeau est d’un tout autre ordre :
Ce monastère sans centre ni véritable doctrine signifiait à ses yeux cet ailleurs qui attire et qui élève sans jamais se refermer sur lui-même. Il le voulait aussi disséminé et décentralisé qu’on puisse l’imaginer. Il souhaitait que ses membres – de toutes les nations – soient libres et créateurs, sans ressentiment ni soif de domination. Souverains, ils s’assembleraient selon leur gré et inventeraient de nouveaux modes de vie, et mille façons de désirer, de rêver, de penser [3].
Le monastère buissonnier retient du vieux monastère religieux le caractère spirituel, si l’on entend par là la valeur primordiale qu’il accordait à l’âme et à l’esprit dans le cheminement d’une vie humaine. Mais ici c’est l’esprit philosophique (d’où le rapport explicite au philosophe allemand Hegel) qui semble prendre le devant et inspirer les personnages mis en scène par le narrateur. Personnages qui sont parfois seuls, mais le plus souvent accompagnés dans une tâche d’éducation ou d’instruction pour retrouver un rapport plus pur à la connaissance. Mais ajoutons ceci : qui ont tous, avouons-le, le même désir de réaliser la singularité de leur être en se tenant à distance des formes sociales reconnues, tout en ne les éludant pas. Pensons à la famille, mais surtout aujourd’hui au couple moderne qui se trouve interrogé et subtilement mis en question. C’est en cela que le livre a quelque chose de particulier et qu’il est difficile de s’y reconnaître. Ce qu’il fait apparaître, en toute conscience, c’est un trouble dans tout rapport d’identification à quelqu’un d’autre autant qu’à soi-même, ou encore à sa terre natale, à son pays d’origine.
Comme si la loi intérieure qui animait chacun de ces personnages, tel le narrateur qui en a une vive conscience, permettait d’accéder à une liberté selon son mode propre, tout en se gardant de vouloir imposer ce mode à l’autre rencontré sur son chemin. Cette idée, en fait, libérée de sa fin totalisante, s’attaque subtilement à toutes les formes sociales de ce qu’on a appelé révolution, lesquelles aboutissent toujours, on le sait maintenant, à une tyrannie totalitaire. Rien de cela dans ce que nous présente Simon Nadeau puisqu’il s’agit non pas tant de refléter ce qui est ou d’en faire la critique que de se déplacer pour promouvoir autre chose d’assez irreprésentable qui ne sacrifie pas l’individu au groupe, sans pour autant verser dans l’individualisme ou dans une complaisance envers soi-même.
J’ai maintenant à l’esprit quelque chose de très particulier qui m’est apparu et que j’ai beaucoup aimé. Ces rapports entre les êtres humains que l’on retrouve en ce récit ou cet essai, le genre littéraire faisant ici problème (heureusement, dirais-je), comment pourrait-on les concevoir dans une plus grande liberté, sinon, justement, en jetant le trouble dans l’identité, c’est-à-dire dans l’identification à soi-même et aux autres. Le narrateur de ce livre, toujours vivant et suprêmement actif, en donnera un exemple particulièrement saisissant dans son dernier chapitre en faisant apparaître deux nouveaux personnages. En un mot, une jeune fille, Audrey, qui a tous les traits d’une jeune fille, sans aucun doute, se comporte comme un garçon très actif, voire hyperactif. Alors que le garçon lui-même, qui se nomme Antoine, et à qui Audrey coupe une grande mèche noire de cheveux en guise de souvenir, revendiquerait plutôt la place de celui qui assume une position passive pour appuyer cette jeune fille dans son affirmation très impérative.
Drôle d’inversion ou de flottement ! Aucun ne quitte son sexe, mais le masculin échoit plutôt à la fille, comme le féminin semble être devenu le lot du garçon. Belle façon d’introduire un jeu dans la différence sexuelle qui ne se trouve plus ici rivée à elle-même. Mais, par cette histoire qui clôt le livre, ne sommes-nous pas du même coup renvoyés au début du Monastère buissonnier, à la princesse de Ninive, Sinalayoura ? Princesse qui se déguise en garçon et se fait couper les cheveux par son frère pour accéder incognito à une position de maître dans la science de l’astronomie, feignant même d’être morte, alors qu’elle finira par avouer à un garçon « amoureux » d’elle, qui ressemble justement à ce frère, qu’elle est toujours belle et bien vivante. Quel retournement étonnant d’identité habite donc ce livre !
Ce flottement dans le genre contribue certainement à faire naître cette atmosphère d’errance et de liberté qui caractérise ce monastère « buissonnier », qui relève au fond d’une sorte de miracle, comme si la Parole, servant de loi intérieure à chacun des personnages de ce livre hautement déroutant, faisait toujours prévaloir l’esprit sur toute forme de réalisme, lequel, on devrait s’en rendre compte, nous asservit toujours à quelque rôle.
Cependant, il faut signaler que cette porosité des genres est sans cesse mise en rapport avec une loi intérieure et un idéal qui dépassent chacun des personnages. C’est à se demander si ce n’est pas cette poussée d’idéal qui ébranle finalement les identités prédéfinies. Le passage suivant le suggère :
Jamais il n’aurait cru qu’un jour sa sauvagerie studieuse formerait de si beaux liens, car ils n’étaient pas pour lui de simples amis, encore moins des disciples, mais l’espoir de son cœur, l’âme vivante de sa pensée, une pensée qui ne lui appartenait pas en propre, mais qui, au contraire, appartenait à chacun, migrait sans cesse d’un corps à l’autre, passait de l’un à l’autre et les rendait tous glorieux et semblablement frères et sœurs [4].
Cessons donc de refléter ce qui est, et attendons plutôt de nous ce que nous sommes capables d’inventer d’autre pour vivre notre vie de tous les jours, sans nous accrocher à une finalité que nous nous serions inévitablement donnée à l’avance, en tant que but à « réaliser ». Telle pourrait être la loi intérieure qui anime ce monastère buissonnier ! En sommes-nous capables comme lecteurs ou dans nos vies mêmes ?
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