top of page
  • Patrick Moreau

Le jeu des rois

Lecture de : Jouer sa vie en jouant aux échecs d’Yves Vaillancourt, PUL, 2021, 82 p.

Piètre joueur d’échecs, au contraire de l’essayiste Yves Vaillancourt et de son préfacier Larry Steele, cela ne m’empêche pas d’être, comme bien des gens, fasciné par ce roi des jeux qui est aussi, selon l’expression consacrée, le jeu des rois. C’est sans doute cette fascination qui m’a amené à me plonger dans cet essai intitulé Jouer sa vie en jouant aux échecs, dont le sous-titre, Essai sur la symbolique du jeu d’échecs dans la littérature, l’art. la poésie et le cinéma, éclaire, bien mieux que ce titre quelque peu énigmatique, le contenu. En tout cas au premier abord.


Après une introduction, dans laquelle l’auteur s’interroge, tout en en retraçant l’origine, sur la symbolique du jeu d’échecs, il s’agit en effet avant tout pour lui de se livrer à l’analyse de plusieurs œuvres traitant de ce passe-temps si singulier ou s’inspirant de la structure de l’échiquier ou de celle du jeu lui-même. Il nous guide ainsi à travers plusieurs oeuvres aussi diverses qu’un sonnet de Jorge Luis Borges, le célèbre film de Bergman Le Septième Sceau (signalons que Vaillancourt a déjà publié aux PUL, il y a de cela quelques années un autre essai sur l’œuvre du réalisateur suédois : L’Évangile selon Bergman), une télésérie récente, le Queen’s Gambit, ou encore le roman Le Tableau du maître flamand, de l’auteur espagnol Arturo Perez-Reverte, et bien d’autres.


Indéniablement, une partie du charme de ce genre d’essais qui se proposent une analyse thématique et donc transversale d’un grand nombre d’œuvres réside dans le plaisir que le lecteur éprouve, soit à redécouvrir des œuvres qu’il connaît déjà – plaisir qui y est décuplé quand elles y sont abordées, comme ici, sous un angle inédit –, soit à se voir offrir l’occasion de nouvelles découvertes. De ce point de vue, Jouer sa vie joue sur les deux tableaux : Vaillancourt y traite à la fois d’œuvres plutôt célèbres, comme le film de Bergman ou la nouvelle de Stefan Sweig, Le Joueur d’échecs, mais aussi d’œuvres moins connues, telles que Le Golem de Gustav Meyrink (roman souvent mentionné, mais peut-être pas si souvent lu), La Ville qui est un échiquier de John Brunner (que j’ai immédiatement inséré dans ma liste des lectures à faire) ou, par exemple, Le Huit de la romancière américaine Katherine Neville.


Célèbres ou moins célèbres, chacune de ces œuvres est analysée en fonction de sa relation avec les échecs, et l’essayiste déploie, dans le cours de ces analyses, une érudition impressionnante, qui combine l’histoire des échecs avec l’histoire tout court, la mythologie, la philosophie, la psychanalyse, etc. Cette érudition se déploie dès l’introduction, dans laquelle il évoque la possibilité que le jeu d’échecs trouve à la fois son origine et sa signification symbolique dans l’idée de sacrifice, et plus particulièrement dans « les pratiques sacrificielles de l’Inde védique » (p. 1).

Je trouve particulièrement intéressant ici, écrit-il, le fait que ces rivalités [entre devas et asuras, autrement dit dieux et démons] se concluent toujours pas des sacrifices de démembrement, qualifiés de « mise en pièces ». Par exemple, du sacrifice de Purusha surgiront plusieurs « pièces » : le guerrier, l’artisan, le serviteur, le cheval, et ainsi de suite. (Jouer sa vie, p. 1)

Cette lecture symbolique, qui relie les œuvres ou certains de leurs détails à ces domaines plus vastes de la pensée, de l’histoire ou de la religion est souvent très suggestive. Par exemple, à propos de ls série The Queen’s Gambit, il nous fait remarquer que le nom de l’héroïne, Beth Harmon, « se prête à d’intéressants rapprochements », puisque « Beth est la seconde lettre de l’alphabet hébraïque », et que sa valeur numérique est donc deux, « nombre dont la fonction dans la Torah est d’enseigner qu’il y a deux mondes, celui-ci et le ‘‘monde à venir’’ », tandis que son nom de famille évoque pour sa part le mont Hermon, que cite le Livre d’Hénoch et où se réunissent les anges dits « veilleurs « ou « éveillés », mot qui, à son tour, évoque la philosophie d’Héraclite (p. 15-16).


Bien sûr, ce genre de rapprochements propres aux interprétations symboliques courent toujours le risque d’outrepasser les droits de l’exégète, autrement dit de surinterpréter les œuvres et de prêter à leurs auteurs des pensées ou des intentions qui n’ont jamais été les leurs. Vaillancourt est très conscient de ce danger. Aussi nous livre-t-il certaines de ses interprétations à l’aide d’une prétérition prudente :

Je ne prétendrais pas que le nom d’Harmon a été choisi par association consciente avec celui d’Hermon, le mont des « éveillés ». Les scénaristes ne nous font pas grâce, en général, de nous révéler les idées qui ont conduit leur travail. Cette ressemblance peut être fortuite, certes, néanmoins je l’ai crue suffisamment significative dans notre contexte pour qu’elle mérite d’être soulignée. (Jouer sa vie, p. 16-17)

Cette débauche d’intelligence euristique et d’érudition n’est d’ailleurs jamais gratuite. Elle demeure toujours au service des œuvres et de cette métaphore du jeu d’échecs dont l’auteur traque les différentes manifestations.


Au bout du compte, celle-ci se révèle être une métaphore de la vie, de l’existence humaine. Le titre de cet essai d’Yves Vaillancourt y trouve alors lui aussi tout son sens. Jouer (aux échecs), c’est bel et bien « jouer sa vie ». Les échecs mettent en jeu (difficile d’éviter ce jeu de mot) la « libre décision », la « prise de risques », une tension « entre ce qui est réel et ce qui est virtuel » (p. 27-28), tout comme, à chaque instant ou lors de ses moments charnière, une existence humaine pleinement assumée.

[C]ette beauté humaine trop humaine des échecs […] ne tient pas dans sa réduction mathématique, mais dans l’intuition, le risque, le combat où l’avantage passe d’un camp à l’autre, l’irréductible nouveauté, la fragilité nerveuse, etc. (Jouer sa vie, p. 51)

Avec cette citation, je laisse à l’auteur le mot de la fin de cette recension trop rapide et qui néglige, en partie volontairement, bien d’autres sens de cet essai court, mais dense, afin de ne pas gâcher le plaisir de ses futurs lecteurs.

bottom of page