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  • Jean-François Bacot

La radiographie, par Giuliano da Empoli, des coulisses de la scène politique

Lecture de : Giuliano Da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2022, 304 p.

En 1977, la grande journaliste et commentatrice avisée des mœurs politiques que fut Françoise Giroud intitulait l’un de ses essais : La Comédie du Pouvoir. Le 9 mai 1988, la une du journal Libération saluait la réélection de François Mitterrand par un tonitruant « Bravo l’artiste » ! C’est également cette question essentielle des rapports entre la politique et sa mise en scène qu’aborde, parmi d’autres thèmes, Giuliano da Empoli dans son clairvoyant roman intitulé Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022). En première page, on peut lire en exergue cette citation d’Alexandre Kojève : « La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement[1]. »


Au travers d’une confession dialoguée d’autant plus convaincante que son auteur n’a plus rien à perdre, nous découvrons les objectifs, les ambitions, le cynisme, et les doutes d’un conseiller politique déchu de Vladimir Poutine (en l’occurrence, un personnage inspiré principalement par l’authentique Vladislav Sourkov décrit ici sous le patronyme romanesque de Vadim Baranov) qui, durant une quinzaine d’années, avait été chargé de polir l’image publique et de forger les « éléments de langage » de l’autocrate russe. Élever symboliquement ce conseiller au rang de « mage », c’était – par ce surnom – lui supposer des capacités de prédictions dans le cadre d’une religion politique s’enracinant dans d’archaïques superstitions alimentant encore l’imaginaire politique. La dimension dramatiquement ubuesque du maître de toutes « les » Russies affiche, à son insu, une caricature de l’exercice du pouvoir. Celle-ci, selon les règles du genre consistant à forcer des traits spécifiques, souligne, en fait, les fondements mégalomaniaques de toute forme de pouvoir politique. La table ovale de six mètres (produite par une entreprise italienne au prix d’environ 100 000 euros) séparant Vladimir Poutine d’Emmanuel Macron lors de leur rencontre infructueuse au Kremlin, le 7 février 2022, restera sans doute dans les annales du kitsch voire de la déraison diplomatique ! Le Tsar voulant impressionner et peut-être humilier son visiteur se ridiculisa ainsi à la face d’un monde dont, manifestement, il foulait au pied les convenances les mieux établies. Les Occidentaux comprirent soudainement qu’ils vivaient dans un autre univers mental, stratégique et esthétique, dans un autre temps historique et selon d’autres repères idéologiques que ceux du despote moscovite.


Toute dictature relève plus ou moins inconsciemment d’une sordide farce. Rétrospectivement, on peut ainsi considérer qu’il y avait, par exemple, une épaisse pincée de ridicule dans les postures et les coups de menton de Mussolini exhibant ses muscles sur les plages de l’Adriatique. Aussi étranges et extraite d’un autre siècle que puissent apparaître les décisions du nouveau Tsar momifié vivant, celui-ci partage néanmoins, jusqu’au cliché de ses excès, certains traits communs à toute forme d’exercice du pouvoir politique. Si certains avaient pu s’étonner qu’un ancien acteur de série « B » comme Ronald Reagan ait pu gouverner la principale puissance du monde, ils oubliaient que le spectacle de soi constitue un invariant consubstantiel de tout pouvoir politique. Lorsqu’on le questionnait à ce sujet, Ronald Reagan avait l’habitude de répondre avec une désarmante franchise : « Je ne vois pas comment quelqu’un qui n’est pas un acteur pourrait remplir ces fonctions ! » Sous sa forme héroïque, Volodymyr Zelenski n’endosserait-il pas cette affirmation de l’un de ses plus prestigieux et précédents homologues ? Les acteurs savent pertinemment que pousser la porte de la scène politique les fait accéder à un « jeu supérieur » se déployant continûment, consistant à recomposer, selon leur volonté, la réalité commune devant un public, national et international, démultiplié. Davantage que le terme de leur mandature, ils redoutent, en fait, que la drogue dure des projecteurs ne cesse de les distinguer. Il s’agissait même pour Le Mage du Kremlin du « seul jeu qui mérite véritablement d’être joué», cette scène élargie constituant « l’accomplissement naturel » (p. 192) du parcours de l’homme de théâtre féru d’avant-gardes qu’il n’avait cessé d’être !


Si certains doutent encore de cette dimension théâtrale de tout exercice du pouvoir politique, ils pourraient tourner leur regard vers le faste entourant le règne des empereurs romains ou vers celui de la cour de Versailles ou bien encore examiner la pompe millimétrée des funérailles de la reine d’Angleterre. Même si la mise en scène du pouvoir relève désormais d’une profession de plus en plus envahissante, il semble évident que nos sociétés du spectacle et des réseaux sociaux n’ont pu qu’amplifier ce mariage éternel de la scène théâtrale et du pouvoir politique mais ne l’ont pas généré. Les politologues affirment néanmoins que, durant le tout premier débat télévisé pour l'élection présidentielle tenu à Chicago dans les studios de CBS, le 26 septembre 1960, le sénateur et candidat démocrate John F. Kennedy l’emporta nettement sur le vice-président et candidat républicain Richard Nixon, parce que son image avait une capacité de séduction bien supérieure. Si le spectacle politique a toujours existé, ses modalités, comme Marshall McLuhan l’avait initialement souligné, se sont transformées au gré des évolutions des techniques de communication.


Évoquant l’œuvre (principalement, Nous autres, 1920) et la vie d’Evgueni Zamiatine, da Empoli place dans la bouche du Mage du Kremlin le jugement suivant :

Zamiatine a essayé d’arrêter Staline, il a compris que ce n’était pas un politique mais un artiste. Que l’avenir ne se jouait pas sur la compétition de deux visions politiques, mais sur deux projets artistiques. (p. 31)

Vous avez bien lu ; Staline, un artiste ! Aussi provocante, au regard des millions de zeks décimés par le goulag, que puisse être cette affirmation, elle nous révèle deux dimensions essentielles du tout pouvoir politique :

1) les politiques se pensent comme des créateurs démiurgiques, plus ou moins inspirés, des ensembles sociaux à la tête desquels ils se sont laborieusement hissés. Ce qui revient, dans une version extrême des plus redoutables, à vouloir sculpter l’improbable « homme nouveau » sur fond d’une mise en scène et en récits de ce sujet fantasmagorique que sont les « masses ». C’est ce que le Spin Doctor en communication révèle sans ambages :

Il s’agissait au fond d’utiliser la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu supérieur […] le théâtre politique qui prenait forme sous ma direction, représentait l’accomplissement naturel d’un parcours. (p. 188)

2) Ces acteurs politiques doivent également et nécessairement monter sur les tréteaux avec l’ambition de conquérir, par la crainte et/ou la séduction, un public plus ou moins convaincu par leur prestation mais, plus encore, chercher à inscrire leur « œuvre », qu’elle soit ultérieurement répertoriée sous la rubrique dramatique ou sous celle drolatique, dans le grand livre de l’Histoire universelle. Il s’agit, même au prix du sang des autres, de forcer les lourdes portes de l’Histoire (avec un « H » majuscule) telle qu’elle s’écrit au jour le jour. C’est en cela que la volonté de gouverner une scène politique et, plus encore une société, peut être assimilée à celle de la mégalomanie indispensable à toute création artistique prétendant, par un acte volontaire, refaçonner quelque peu le monde. Dans leur délire de maîtrise, les dictateurs prétendent rien moins que refaire une société qui soit davantage la leur ! Les rivalités intestines comme la soif éperdue de reconnaissance par les critiques mais, surtout, par un public captivé, constituent également des ingrédients communs aux mœurs de ces deux microcosmes de joueurs.


Baranov peut ainsi proposer une classification des « grands acteurs » de la scène politique et de leur style d’exercice du pouvoir. Celui qui, dans l’ombre des coulisses, avait été chargé de mettre en musique le pouvoir impérial du Tsar distingue donc trois types « d’interprètes » :

[L]e premier possède le talent instinctif qui, quand il est en forme, réussit à entraîner son public ; mais pas dans les mauvais jours, où il devient empathique et gênant. C’est le type de comédien qui peut détruire à lui tout seul une production entière. Puis il y a l’acteur méthodique, celui qui étudie, qui fait des exercices de respiration, passe ses nuits à répéter les gestes et les intonations. Celui-là, c’est le contraire, avec lui vous ne risquez pas d’éprouver de grandes émotions, mais il ne déçoit pas. Il fait toujours ce qu’il a à faire et l’on peut compter sur ses immuables clichés en toutes circonstances. Poutine n’est ni l’un ni l’autre. Comme tous les grands politiques, il appartient à un troisième type : l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines. (pp. 118-119)

Cependant, un comédien n’est pas son rôle, il l’interprète de manière plus ou moins crédible.


Depuis George Orwell, on sait que tout totalitarisme cherche – vainement – à reprogrammer les cerveaux en manipulant la langue. Au pays du mensonge déconcertant, le principal quotidien s’appelait ainsi, sans vergogne, La Pravda, c’est-à-dire : La Vérité ! La pratique systématique et institutionnelle du mensonge en politique induit même une apathie certaine du peuple, celui-ci n’étant jamais vraiment dupe, n’accorde plus aucun crédit à la parole proférée du sommet du pouvoir. Gouvernants et gouvernés communient donc implicitement dans ce divorce entre ce que l’on pense et ce qui peut se dire. Ainsi, selon une boutade circulant dans le monde soviétique, les « travailleurs » pouvaient déclarer : « On fait semblant de nous payer et nous faisons semblant de travailler !» Du nouveau concept de « démocratie souveraine » mis en circulation par le Mage, les Russes pouvaient pareillement laisser entendre qu’il était à la démocratie ce que la chaise électrique est à la chaise ! Dans le cadre de ce pacte tacite de tromperies en miroir, la mise en scène de la « verticalité du pouvoir » poutinien impliquait, au moins, trois dimensions stratégiques :


- Tout d’abord, aux antipodes de la tendance actuelle des dirigeants de nos démocraties occidentales qui s’évertuent à démontrer leur proximité en rendant faussement transparente leur vie privée, les dictateurs cultivent l’éloignement, symbolique et matériel, d’avec les gouvernés. De manière archétypale, on pourrait avec quelques raisons opposer la lignée des Trudeau à la ténébreuse distance cultivée par Antonio Salazar. Il s’agissait alors de maintenir cet écart du pouvoir, supposé être la condition même de l’autorité, en laissant le « chef », « le conducteur », dans cette situation paradoxale d’une omnipotence et d’une omniprésence accompagnées de la plus trouble opacité quant au sujet de sa vie privée. Quelle est sa compagne ? Quels sont ses enfants, où vivent-ils ? Le secret apparaît comme la condition sine qua non du pouvoir dictatorial dans la mesure où il laisse à penser que les individus exerçant cet hyper-pouvoir sont d’une autre espèce que le commun des mortels. Les rois français n’étaient-ils pas censés être thaumaturges ? Si les Occidentaux appréciaient le couple souriant formé par Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev comme c’est le cas aujourd’hui au sujet du couple Zelenski, les Russes, selon da Empoli, ne supportaient pas de voir Gorbatchev « s’afficher avec son épouse car, pour eux, le Tsar doit gouverner seul[2] » et ce, sans la moindre expression émotionnelle, sans le moindre sourire ! C’est précisément cette essentielle solitude, plus que des mesures de sécurité, que la mise en scène de la messe du Noël orthodoxe du 7 janvier 2023, dans la cathédrale de l’Annonciation située dans l’enceinte du Kremlin et vidée de tout fidèle à l’exception du maître des lieux, cherchait à exposer. Le Tsar se doit d’incarner la figure du père sévère. Même lorsqu’il tenta d’adoucir son image en rendant publique, le 22 décembre 2022, une conversation téléphonique avec une petite Sasha, âgée de huit ans, souhaitant ardemment visiter la Crimée et la résidence du Père Frost (Grand-père gel est l’équivalent du Bonhomme janvier occidental) Poutine, à contre-emploi, ne parvint pas à fendre son armure et frisa même le ridicule en demandant à la fillette de lui envoyer, pour Noël, des concombres cultivés par ses parents. Dans ces deux édifiantes saynètes prévaut la mise à distance (y compris téléphonique) symbolique du pouvoir.


- Ensuite, l’imprévisibilité du pouvoir doit être continuellement maintenue. Les décisions sont arrêtées dans un cercle extrêmement restreint dont, selon le modèle stalinien, les plus proches courtisans doivent savoir qu’ils peuvent être inopinément jetés dans la trappe de l’excommunication. Les dictateurs, plus que tout autre type de gouvernants, fonctionnent en clan, en meute. Dans ce cadre, tout devient possible, même au prix de discours de justification des plus éhontés. Ainsi, le Tsar pouvait-il affirmer – sans sourciller et contre toute évidence – devant des chefs d’État européens que le Groupe Wagner d’Evguéni Prigojine n’a aucune relation avec l’État russe ou, par un déconcertant retournement des responsabilités, que les Ukrainiens agressés sont des nazis ! Le Tsar, selon son éminence grise, s’était d’ailleurs hissé jusqu’à sa souveraine position en n’hésitant pas à s’émanciper du « domaine du concevable » (p. 152) et du vérifiable !


- Enfin, selon la plus dramatique tradition stalinienne, il convient d’alimenter continuellement un climat de terreur face à un pouvoir dont tout un chacun doit savoir que ses limites ne sont ni le droit ni le meurtre. La « verticalité du pouvoir » doit se confondre avec son arbitraire. Le principe alors suivi revient à considérer que « tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement » (p. 222). La mise en scène viriliste et kitsch de la force physique du maître des lieux par la diffusion de combats de judo, de chevauchées torse nu ou de plongées dans une eau glacée précédées d’un signe de croix…ont pour sous-texte le slogan selon lequel la force, dans sa souche la plus archaïque, constitue l’unique règle du jeu des acteurs de ce régime. Il en va de l’essence même de tout pouvoir dictatorial que de semer l’effroi. La dictature porte en elle la guerre comme la nuée annonce l’orage.


Au fil du temps, cette mise en scène devra graduellement rejoindre des publics relativement étanches, ayant des exigences hétérogènes. En effet, pour faire carrière sur la scène politique, il convient tout d’abord de se présenter « arrimé à un territoire ». Il s’agit, pour gravir cette première marche, d’interpréter les aspirations de groupes sociaux locaux puis, « quand vous arrivez au sommet », vous vous trouvez projeté sur « la scène globale » des réunions internationales du G8, des assemblées de l’ONU, des forums de Davos et, chacun de ces plateaux, se caractérise par « ses rituels » et ses codes qu’il convient de maîtriser tel un acteur devant apprendre, pour chaque pièce, un rôle et se couler dans un nouveau personnage. Cet emboîtement des scènes peut évidemment engendrer des contradictions entre les divers registres de ces rôles. Cependant, la borne du geste théâtral ne se trouve pas dans la vérité du propos mais, bien plutôt, dans sa capacité à faire croire que cette fiction est non seulement plausible mais suscite l’adhésion voire l’empathie émotionnelle de spectateurs à convaincre. Ainsi Staline, aussi féroce fût-il, ne se contentait pas d’exécutions de masse, il mettait en scène et en récit de grands procès devant se conclure par des aveux publics de trahison à la sainte cause du prolétariat dignes, selon da Empoli, des « mégaproductions hollywoodiennes ». En effet,

le procureur et les juges travaillaient pendant des mois sur le scénario, que les accusés étaient appelés à jouer, encouragés par divers moyens de pression que les producteurs du film avaient sur eux. (p. 155)

Il faut néanmoins immédiatement préciser qu’au-delà de la recherche du profit, les productions cinématographiques n’ont jamais eu d’autre but que de susciter le plaisir éphémère des spectateurs alors que les sinistres grands procès de Moscou sacrifiaient des personnes bien réelles afin de maintenir un climat général de terreur !


Le metteur en scène répudié s’avouera néanmoins profondément déçu par son triste et redoutable Golem. Lui qui pressentait, grâce à sa culture et à sa bibliothèque familiales, que le présent n’était souvent que « l’énième version de la comédie dont les infimes variations se déploient au cours des siècles » (p. 264), se trouvait, grâce à cet héritage, peu enclin à orchestrer la politique du pire, c’est-à-dire du chaos dans laquelle son employeur cherchait à s’engager. Autrement dit, sa mise en scène n’incluait pas cette montée aux extrêmes de l’inhumanité constituée par cet éternel retour à une guerre que l’on refuse encore à déclarer telle. Loin de la sophistication des scènes démocratiques attentives à toutes les didascalies de leur récit, l’autocrate revendiquait désormais un primitivisme se résumant à la formule : ordre à l’intérieur, puissance à l’extérieur ! Il ne concevait l’exercice de sa toute-puissance qu’en terme d’imposition de sa propre violence. Le conseiller en communication ne percevait plus sous le masque du Tsar que la « détermination d’une nécessité qui ne tolère pas d’entrave » (p. 257). Cette danse au bord de l’apocalypse nucléaire n’avait plus rien à voir avec « les masques de clown » dont se pare, en Occident, un « pseudo-pouvoir ». Pour l’autocrate, il s’agissait alors d’assumer pleinement un retour tragique à l’origine primaire du gouvernement des hommes, c’est-à-dire à un « pur exercice de la force » (p. 269) dénué de tout scrupule moral.


En effet, le metteur en scène avait pris conscience que son Tsar n’était pas, comme il l’avait espéré, « un grand acteur », mais seulement un espion:

Métier schizophrénique qui requiert, c’est certain, des qualités d’acteur. Mais le véritable acteur est extraverti, son plaisir de communiquer est réel. L’espion, en revanche, doit savoir bloquer toute émotion, si tant est qu’il en ait. En pratique, ces deux talents lui servent, il doit simuler l’empathie de l’acteur et posséder la froideur du chirurgien en salle d’opération. Mais si Poutine n’était pas un grand acteur, moi non plus je n’étais pas un grand metteur en scène, tout au plus un complice. (p. 231)

En fait, plus qu’un espion, Poutine serait resté – au fond de lui-même – l’un de ces ternes agents du contre-espionnage ; fonction supposant une lourde part de paranoïa et ayant pour perverse manie les manipulations tous azimuts. De surcroît, il avait exercé ses viles besognes en République si peu démocratique allemande, avant, puis pendant, l’implosion de l’empire soviétique, ce qui lui laissa un goût amer d’humiliation ainsi qu’un espoir effréné de revanche.


Suite aux attentats contre des immeubles d’habitations commis entre le 31 août et le 16 septembre 1999, rapidement attribués aux séparatistes tchétchènes (et, pour certains, fomentés par des agents du FSB), le pouvoir du Tsar s’est ainsi affirmé par des guerres en chaîne sans merci associées à la reviviscence du projet impérial « grand russe ». Poutine n’avait cessé d’ailleurs de chercher à remettre en scène la mémoire militariste et glorieuse de « La Grande Guerre Patriotique »[3]. En envahissant, par un coup de théâtre, l’Ukraine le 24 février 2022, l’autocrate au visage de cire répondait à une logique fatale du chaos consistant à devoir, sans cesse, replonger son pouvoir et, malheureusement, « son » peuple, dans ce bain de sang auquel, depuis l’Antiquité, Mars nous invite. S’il avait choisi le spectacle rustre de sa puissance conquérante, celui-ci releva rapidement du fiasco en rassemblant dans la résistance un peuple agressé ayant placé à sa tête un acteur de grande qualité pour son meilleur rôle tout en ressoudant l’OTAN ! L’autocrate du Kremlin se rappelle-t-il parfois que l’échec et la chute des « puissants » peuvent être aussi des spectacles particulièrement prisés par le peuple ?


Dans une prospective politique finale, le Mage déchu dépeint par da Empoli formule l’hypothèse d’un pouvoir quasi-absolu car se passant – grâce à la technique – de toute collaboration humaine. Les machines qui nous sont devenues aussi indispensables qu’envahissantes, garantiraient sa puissance sans possibilité de se révolter contre cette anonyme domination:

Une armée de capteurs, de drones, de robots capables de frapper à n’importe quel moment, sans la moindre hésitation. Ce serait, finalement, le pouvoir dans sa forme absolue. Tant qu’il se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en os, tout pouvoir aussi dur fût-il, devait compter sur leur consentement. Mais quand il sera fondé sur des machines qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus aucun frein. Le problème des machines n’est pas qu’elles se rebelleront contre l’homme, c’est qu’elles suivront les ordres à la lettre […] Seule une bande de Californiens défoncés au LSD pouvait être assez débile pour imaginer qu’un instrument inventé par des militaires se transformerait en outil d’émancipation […] Au fond, […] le dictateur n’est qu’une forme ancienne de l’ordinateur. (p. 270-273)

La brutalité de cet horizon techno-politique totalitaire (au plein sens du terme) à laquelle les nouvelles technologies de quadrillage social nous destineraient, ne serait-elle pas déjà celle initiée par la Chine qui se déclare «  populaire » ? Cette modalité inédite du gouvernement des hommes laisserait-elle encore un quelconque interstice au spectacle rodé de la politique, à ses simulacres, à sa rhétorique, au décorum des fastes du pouvoir, aux fictions de justification, à l’éloquence des tribuns de naguère ? Nos spécialistes de la com’ y maintiendraient-ils encore leurs indécentes rémunérations ? Dans son état le plus cru, l’administration des gouvernés, réduits à de simples « choses » parfaitement manipulables et interchangeables, n’annihilerait-elle pas ainsi toute velléité de freinage et/ou d’habillage idéologique ? Ne se dessinerait-il pas alors une irréductible nostalgie des débauches de paroles sur ces scènes politiques aussi fictionnelles puissent-elles avoir été ; nostalgie d’un temps où le consentement à être gouverné impliquait encore une profusion d’argumentations et, surtout, de séduction ; bref, une représentation à l’échelle d’une nation et, parfois, de l’humanité ?



Jean-François Bacot est docteur en sciences économiques, auteur de Ciné Die (Triptyque, Montréal, 1993), coauteur de Diversité humaine, Démocratie, multiculturalisme et citoyenneté (Presses de l’Université Laval, Québec, 2002), Renouvier : Philosophie politique (Corpus 45, Paris, 2003), Introduction aux débats économiques contemporains (Ellipses, Paris 2004), « D.E. Durkheim, à la recherche des logiques du social » in Les sciences humaines : homme, langage, société (Éditions Atlande, Paris, 2022).


[1] Cf. D. Auffret, Alexandre Kojève : La philosophie, l’État, la fin de l’histoire, Paris, Grasset, 1990. [2] A. Kourkov, G. da Empoli, « Poutine, c’est la stratégie de la terre brûlée, du chaos et de la destruction » In L’Express 3727, 8-14 décembre 2022. [3] Cf. Galia Ackerman, Le régiment des immortels. La guerre sacrée de Poutine, Paris, Premier Parallèle, 2019.

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