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Jean-Nicolas Mailloux

La Génération ironique

Lecture de : David Bélanger et Michel Biron, Sortir du bocal, Boréal, « Liberté grande », 2021.


On n’a pas manqué d’essais, au Québec, qui se sont appuyés sur la littérature pour sonder les courants souterrains qui agitent notre société. Je pense à l’essai récent de Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire, où sont reprises et développées certaines des analyses d’Isabelle Daunais dans le Roman sans aventure. Ou encore au désormais classique La Génération lyrique de François Ricard et peut-être, quoique son objet ne soit pas à proprement parler la littérature, à l’essai de Carl Bergeron, Un Cynique chez les lyriques, consacré à Denys Arcand. Qu’ils aient fait de l’idyllisme ou du lyrisme des caractères nationaux ou générationnels, ces auteurs ont eu en commun de mobiliser des catégories issues de la plus ancienne tradition littéraire pour se pencher sur des matières qui ressortent plutôt au champ des sciences sociales. Ces essayistes, souvent des universitaires, s’exercent ainsi, avec toute la prudence requise, à la transgression disciplinaire, mais leurs écrits n’en témoignent pas moins d’une latitude dans la pensée et d’une liberté de propos rafraîchissante, surtout sur ce terrain dominé par les différents spécialistes d’une part et le commentaire journalistique de l’autre.


David Bélanger et Michel Biron sont de ce lot, ils prennent au sérieux la littérature contemporaine et y retrouvent la trace de maux qui hantent le monde post-moderne. On ne s’étonnera donc pas qu’une discussion qui porte initialement sur la question bien littéraire de l’ironie de Ducharme, de Ferron, de François Blais se mue en conversation sur la communauté, un mot qui apparaît souvent dans leur dialogue. Car l’une des questions qu’ils abordent, non sans une certaine anxiété, est celle de ce que nous avons en commun en tant que culture. Quel est ce commun que nous avons à transmettre ? L’enseignement de la littérature, c’est un fait admis, a longtemps pâti du reproche de s’être réduit à un académisme, qui ne visait plus qu’à enseigner ce qu’il faut citer dans la bonne société. Les ironistes contemporains exploitent le filon de l’anti-académisme de manière plus radicale encore. Ce qui a séduit David Bélanger dans l’ironie contemporaine d’un François Blais participe de ce nouvel état des choses :


[…] on entre en connivence, car l’ironie nous y invite, on convient que la machine éditoriale est absurde, que les usages romanesques prescrits sont des conventions vieillottes, que les connaissances attendues ne sont rien d’autre que des exigences appartenant à une vulgate éventée : pourquoi ne pas exiger du lettré de connaître les paroles de chansons de Lady Gaga plutôt que la Recherche de Proust ? (p. 36)


La communauté que cette ironie nous fait partager, comme Bélanger le précise un peu plus loin, n’est pas celle des lecteurs qui feraient de la Recherche un élément essentiel à toute éducation littéraire, mais elle se fonde, au contraire, sur le rejet de toute « vérité officielle », comme étant édictée d’en-haut. Michel Biron n’a peut-être pas tort d’y voir une nouvelle manifestation du fait que « la culture lettrée a constamment été perçue chez nous comme une obscénité, quand ce n’était pas tout bonnement une forme de trahison » (p. 49), mais il touche à un aspect plus fondamental de la chose quand il pose la question au sujet de ces « conventions vieillottes » : « Mais de quel code s’agit-il, au juste ? » (p. 50). A-t-il cours aujourd’hui, peut-on se demander, ce code culturel élitiste que tous répéteraient de façon superficielle et machinale ? Sommes-nous si souvent confrontés au philistinisme cultivé ? Ducharme et Ferron ironisaient à propos de cet ersatz de culture en un temps où il avait plein droit de cité tandis que l’ironie des contemporains, elle, n’aurait plus cet arrière-plan. La communauté que suscite le discours ironique s’établirait désormais, pour ainsi dire, moins sur le dos de la culture lettrée que contre toute « hauteur ». Elle ne moquerait pas l’embourgeoisement de la culture au profit d’un rapport plus profond à cette même culture, comme le faisaient ses prédécesseurs — André et Nicole, dans l’Hiver de force, effectuaient un travail sérieux sur la Flore laurentienne —, mais elle refrénerait au contraire son élan pour :


évite[r] d’errer dans le ridicule donquichottesque, d’arriver en retard dans une chevalerie qui a fait long feu. Le néant est ce ridicule qu’en tant que lecteur je décèle avec une sorte de gêne chez certains auteurs contemporains qui précisément jouent de l’ironie, mais au nom d’une « Hauteur » passée, regrettée […] (p. 67)


Toutefois, cet ironiste contemporain, tel que le décrit Bélanger, se tient en territoire instable. À refuser, par principe, toute hauteur et tout jugement de valeur, il en vient même à se demander s’il n’ironise pas à défaut d’avoir quelque chose d’autre à dire ; si son ironie n’est pas, en fin de compte, qu’une posture « archi-littéraire, cabotine ». L’épistolier, quand il souligne que l’esprit de l’époque paraît renouer avec le sérieux et le tragique, peut même aller jusqu’à se demander si « l’ironie elle-même n’est pas en train de devenir obscène, comme signe d’un privilège, d’une oisiveté intellectuelle, d’une absence de souffrance à expurger ? » (p. 71)


L’impasse face à laquelle se retrouve cette nouvelle posture ironique n’est pas étrangère au milieu d’où provient cette littérature et auquel elle s’adresse en retour : « elle se produit de plus en plus pour les lettrés qui constituent soudainement le quasi unique espace de réception » (p. 88) comme le redit David Bélanger à la suite de Gilles Marcotte. Et de cet espace, de ces communautés, l’universitaire et la littéraire, la première aurait cédé au formalisme tandis que la seconde oscillerait entre dandysme et relativisme (p. 115). On ne compte pas dans ce dialogue les remarques acides sur ce que devient l’Université, cette « énorme machine » qui risque de ne produire, sur le contemporain, que des inventaires ou des « histoires nichées qui résonnent avec nos propres obsessions », où, dans une demande de postdoctorat, « se joue quelque chose qui n’est pas existentiel, mais plutôt cérémoniel, lourd de conséquences, léger en sens ». Tous ces propos (que quiconque a traîné quelques années entre les murs de l’institution a souvent entendus) rappellent surtout le peu de résistance que nous opposons, ou sommes en mesure d’opposer, à la bureaucratisation du savoir et au profond désenchantement où elle laisse les siens, c’est-à-dire ceux qui doivent « faire avec », ceux qui doivent « jouer le jeu », pour reprendre une expression à laquelle Alain Deneault consacrait un essai récemment. On peut lire ici toute la fragilité qui en découle, et qui se découvre au fur et à mesure que le dialogue se poursuit :


Je te confirme ceci : je relis certains de mes articles passés et je les trouve fort empruntés dans leur langage structuralo-francfortio-marxisto-philosophique. Parce que j’ai appris la littérature dans sa ruine, d’une certaine façon : c’est peut-être cela qui m’interdit d’entrer dans le dialogue [i. e. avec la grande littérature]. L’ironie et le pas de côté constituent alors les seules manières de ne jamais être emprunté, puisqu’on n’est nulle part, puisqu’on n’occupe aucune mauvaise place. (p. 147)


La crainte d’« être emprunté » entrave ainsi la réflexion sur la littérature ; il ne s’agit pas seulement de l’« obscénité » de la culture lettrée au Québec, déduit-on, que du fait que le sentiment de la hauteur littéraire paraît trop peu démocratique.


C’est sans doute en de tels passages que se manifeste l’importance du dialogue « hors les murs » : les deux épistoliers retrouvent dans cet espace soustrait aux impératifs universitaires un lieu où il est possible de parler sincèrement de littérature.


C’était une façon de continuer à lire, à écrire, à penser, à dialoguer, en se tenant loin du brouhaha. [...] Il faut s’arrêter de temps en temps, reprendre son souffle. Je sais que tout dans l’institution incite à davantage d’efficacité, mais raison de plus : ne serait-il pas temps de ralentir ? (p. 213)


C’est sans doute pourquoi ils n’ont pas laissé leur correspondance dans leur stricte intimité, mais ont pris le parti de la publier, à notre grand plaisir, de façon à briser la cloison — comme le titre le suggère — de plus en plus étanche entre le monde culturel et la profession universitaire. Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire plus loin les méditations de Michel Biron sur un texte de François Bourgeault qui reflète bien la situation des revues culturelles : en-deçà du prestige des revues savantes, au-delà du papier glacé populaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à cet ouvrage. Il appartient lui aussi à ce lieu médian et instable et où peut s’exprimer, finalement, un rapport plus authentique à la littérature de la part d’universitaires qui déplorent tous deux le repli, voire le machinisme, de leur institution.


Ce qu’il y a de plus inquiétant, néanmoins, dans cette correspondance touche à l’autre métaphore dont elle est tissée, non plus celle du bocal, mais la métaphore comptable. Il y aurait une hauteur dont nous n’« aurions plus le luxe », un rapport à la littérature qui se situerait dans la « colonne des pertes », des «moyens » dont nous manquerions collectivement pour lire Proust et Montaigne. Les épistoliers ont l’adresse de souligner qu’il ne suffit pas de clamer que « le marché est dans le temple » et que « l’économie nous déshumanise » (p. 222) pour régler la question. Ils font plus utilement référence aux analyses d’Hannah Arendt dans la Crise de la culture (à quoi on pourrait ajouter celles de Max Weber dans le Savant et le politique) pour aborder le phénomène. Or, le mouvement achoppe un peu vite et nous laisse face à la même aporie qu’au début de l’ouvrage. Notre rapport à la littérature apparaît sans remède en définitive puisque, précisément, nous ne souhaiterions pas y remédier :


Toutefois, je ne crois pas que ces [nouveaux] moyens [pour le langage] aient des moyens ; mais je ne crois pas que les littéraires — cette communauté pour laquelle j’éprouve le plus vif attachement d’appartenance, nous qui haussons volontiers les épaules devant le cataclysme qui nous happe [je souligne] — croie eux non plus à ces moyens. (p. 222)


La posture ironique apparaît ainsi comme celle d’un désengagement qui se donne pour la seule avenue possible. Mais à ce pessimisme quant aux « moyens » de la littérature, le dialogue donne pourtant des démentis : c’est bien grâce à la littérature que Michel Biron et David Bélanger parviennent à interpréter un pan de la société post-moderne et c’est à travers elle qu’ils interrogent leur propre vulnérabilité au mal qui la ronge. Il faut sans doute s’interdire les « excès romantiques », mais tout esprit de sérieux n’est pas forcément excessif — comme on pourrait le déduire à la lecture de certains passages (p. 210) — ni une certaine gratuité de l’écriture et de la lecture absolument impossible après Bourdieu (ce que Michel Biron admet entre parenthèses). Il y a longtemps, ajouterions-nous, que la littérature est quelque chose d’inutile (au moins au sens commun du terme) sans que cela nous ait pourtant empêché de l’aborder avec le plus grand sérieux, même quand elle cabotinait. C’est d’ailleurs l’une des leçons des Essais de Montaigne, maintenant un parangon de la « haute » littérature, de ce « sérieux » dont nous n’aurions plus les moyens (p. 146) !


On n’est donc pas tout à fait convaincu par les remarques qui concluent l’ouvrage et qui tendent à faire de la « bonne littérature » un peu de rigolade face au nihilisme :


L’ironie devient, dans cette postmodernité, le ton par lequel trouver sa voix quand le vide seul résiste. Ground zero de ce qui fut. Jamais les poètes ne m’ont semblé aussi conscients de leur ridicule qu’aujourd’hui, dans leur langage qui semble perdu d’avance ; grâce à ce ridicule postbaudelairien, je trouve une voie pour les apprécier. (p. 224)


Que cette coda au ton désespérant ne fasse toutefois pas oublier que David Bélanger et Michel Biron ont justement su apprécier, et faire apprécier, avec sérieux la manière dont une partie de la littérature contemporaine témoigne des angoisses de notre époque. Cela pourrait suffire pour répondre par un biais différent à la question qu’ils posent au sujet des rapports possibles entre culture et société postmodernes. Or, ce dialogue aurait sans doute bénéficié d’élargir sa perspective au-delà des œuvres contemporaines où souffle un esprit fin-de-siècle. Il me semble que les romans d’un David Turgeon, le théâtre d’un Michel Marc Bouchard ou les films de la jeune garde du cinéma québécois — un art souvent comparé au roman, au moins depuis Roland Barthes — montrent que l’ironie qui confine au nihilisme n’est pas la seule manière qu’a notre littérature d’être en phase avec son époque. Et ce, sans errer nécessairement dans le ridicule donquichottesque, ni dans un idéalisme hors de saison.


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