Lecture de Alexandre Poulin, Un désir d’achèvement : réflexions d’un héritier politique, Boréal, 2020.
Alors que se multiplient les réflexions relatives au 25e anniversaire de l’échec référendaire de 1995 — doublées des actes mémoriaux concernant la Crise d’Octobre — l'analyse de la condition québécoise depuis la fin des grands débats sur le statut politique du Québec connaît son aggiornamento. Quelques-uns de nos intellectuels les plus estimés s’y sont adonnés avec une attitude oscillant entre le désespoir mesuré et l’hilarité tragique (pensons, par exemple, à Jacques Beauchemin et Christian Saint-Germain, respectivement). D’autres, comme Alexandre Poulin — jeune intellectuel ayant connu son éveil politique non pas sous le soleil juvénile des années 1960 mais dans la foulée du printemps érable de 2012 — réfléchissent la condition québécoise à travers le prisme de leur condition d’héritier.
C’est cette ambition qui caractérise Un désir d’achèvement : réflexions d’un héritier politique, ouvrage où l’auteur brosse un portrait général et synthétique des perspectives concurrentes sur les conditions dans lesquelles notre société continuera — ou non — de se développer. À travers ce portrait se dégage également sa propre sensibilité alors que se dévoile au lecteur une perspective sur le Québec d’après, après les grands moments, les grandes émotions, les grandes idées.
Alexandre Poulin entame sa réflexion en la contextualisant à partir de son expérience personnelle. Millénial issu d’un milieu assez peu politisé, où l’histoire se présente à lui avant tout à travers des évènements publics comme les Fêtes de la Nouvelle-France, il est d'abord mobilisé politiquement, comme des milliers de jeunes Québécois, par le mouvement étudiant qui a secoué le Québec en 2012. Si celui-ci était caractérisé avant tout par son opposition à la hausse des frais de scolarité proposée à l'époque par le gouvernement, Poulin raconte également ce que le premier ministre d’alors aura représenté pour tant de Québécois. Reprenant le mot de Marc Chevrier — qui caractérisait ainsi Jean Charest dans La république québécoise (2012, Chevrier) — Poulin parle des années Tascherest pour définir cette période de l’histoire récente du Québec où s’est cristallisé le statu quo post-référendaire : un mélange dosé d’affairisme, de corruption soupçonnée et de banalité politique qui avait également défini l’époque de Louis-Alexandre Taschereau, prédécesseur indirect de Maurice Duplessis. Or cet éveil politique de 2012 fut pour l’auteur l’occasion d’une prise de conscience : au-delà de cette expérience initiale se posait également la question du Québec, de sa culture et de son déploiement politique. Cette question, il la reprend de Fernand Dumont, dont la pensée sous-tend tout l’essai de Poulin : « une nation comme la nôtre vaut-elle la peine d’être continuée ?» (Dumont, cité p. 21). Et l’auteur se considère comme appartenant à la dernière génération capable d’y trouver une réponse.
Dans le premier chapitre de son essai, Alexandre Poulin se questionne sur les transformations survenues dans le discours sur la nation québécoise à la suite du référendum de 1995, et de tout ce qu’il a impliqué. En particulier, l’auteur montre, évoquant les travaux de Fernand Dumont et Gérard Bouchard, que la pertinence et le bien-fondé de la nation culturelle se voient désormais remis en cause.
Il s’intéresse par la suite au caractère provincial du Québec en proposant une forme de synthèse des plus importantes réflexions relatives à ce sujet. Pour Poulin, le discours sur le Québec est marqué par une « provincialisation », une réinterprétation étroite de la réalité du Québec qui est à la fois le constat tiré d’une réalité donnée à l’observation et l’objet d’une inquiétude justifiée sur le chemin emprunté par le Québec depuis qu’il s’est dit non à lui-même. Mais ce discours sur la condition québécoise, parfois emphatiquement réducteur, a selon Poulin pour paradoxal corollaire une parole grandiloquente caractéristique, sur laquelle il se penche dans le chapitre suivant.
Poulin soutient en effet que la société québécoise est caractérisée par un discours de grandeur qui contraste avec la relative modestie de ses ambitions politiques. Pour lui cette situation s’explique à l’origine par une propension au messianisme dans le nationalisme canadien-français, idée reprise de l’historien Michel Brunet et soutenue en recourant aux prises de parole de grandes figures du clérico-nationalisme comme Louis-François Laflèche, ancien évêque de Trois-Rivières. Poulin, qui se réfère notamment aux travaux d’Yves Couture, soutient qu’« il est incontestable que l’État et le néonationalisme ont remplacé, au tournant des années 1960, l’Église, la religion catholique et le nationalisme traditionnel » (p. 75), comme forme nouvelle et moderne d’un messianisme transfiguré. L’auteur va même jusqu’à soutenir qu’envoûtés par ce nouveau messianisme politique, les Québécois se croient parfois résidents d’un paradis terrestre duquel sortirait régulièrement la crème de la crème (en référence aux divers représentants québécois du succès à l’étranger), et qui se montrerait en outre capables plus que tout autre de répondre aux impératifs de la crise écologique. Cette particularité québécoise — oscillation entre le provincialisme et la grandiloquence — serait « le symptôme d’une société qui a jadis été placée hors de l’histoire et qui évolue depuis lors dans une espèce de temporalité parallèle » (p. 92).
Alexandre Poulin s’attaque ensuite à une autre particularité supposée de la société québécoise : sa propension à se penser en dehors du temps et de l’histoire. Évoquant notamment les réflexions de Carl Bergeron ou la prose de Louis Hémon, Poulin soutient que les Québécois, peu enclins à se penser collectivement en des termes politiques, sont également peu à même de penser le Québec dans le temps, inscrits qu’ils sont dans une durée sans terme. Soulignant une continuité là où d’autres avant lui ont vu une rupture, Poulin soutient que la nature du problème québécois est demeurée inchangée depuis la sortie du Canada français : « C’est comme si l’histoire du Québec était une journée sans début ni fin, sans fondation ni extinction, une durée sans histoire. En somme, c’est une entité qui, peu importe le nom qu’elle porte, n’arrive pas à s’instituer sur le plan politique » (p. 116). Cette impression de flottement dans l’éther représente à ses yeux un risque pour une société incapable de s’imaginer disparaître.
L’auteur s’engage ensuite dans une comparaison fort intéressante entre deux figures de la société québécoise : Étienne Parent et François Legault. S’appuyant notamment sur les travaux de Joseph-Yvon Thériault au sujet du premier, Poulin dresse un certain nombre de parallèles entre ces hommes politiques ayant vécu à un peu moins de deux siècles l’un de l’autre. Pour l’essentiel, Poulin cherche à montrer que la transformation survenue dans les carrières respectives de Parent et Legault illustre le passage d’une définition davantage politique de la nation et du projet qui y est associé à une compréhension davantage culturelle et, notamment, axée sur le développement économique. Cette transformation serait intervenue en raison de facteurs essentiellement conjoncturels relatifs au statut politique du Québec. Cette « répétition de l'histoire » est évocatrice d’une société qui semble bornée par l'inachèvement et l'irrésolution.
Poulin s’arrête ensuite sur l’une des questions les plus surprenantes qui ont émergé dans les dernières années, dans le contexte de nos débats relatifs à la condition québécoise : la référence au Canada français. Le retour en force du Canada français dans le discours public, notamment représenté par le roman d’Alexandre Soublière (2018) La Maison mère — dont il est largement question dans l’essai de Poulin — est ici analysé dans ses diverses expressions intellectuelles, artistiques et politiques. À l’instar d’autres penseurs, comme Jacques Beauchemin, Poulin ne voit pas dans cette avenue une solution satisfaisante aux difficultés contemporaines de la société québécoise, mais plutôt une autre forme de l’évacuation du politique.
Dans son septième et dernier chapitre, Alexandre Poulin s’arrête sur la question du rattrapage — toujours présente dans nos débats publics — et ses limites. Poulin cherche à montrer que ce qu’il appelle l'idéologie du rattrapage est le revers de l'idéal de conservation caractéristique de la période pré-Révolution tranquille. Sa récupération récente, notamment par François Legault dans le contexte post-référendaire où le Québec se sent appelé à rattraper les autres provinces sur toutes les questions comptables à la mode, est évocatrice d’une société sans horizon, car le rattrapage « ne se rattache pas nécessairement à un projet d’exister » (p. 175). À cette idéologie du rattrapage, Poulin oppose « aujourd’hui comme hier » (p. 177) une idéologie de dépassement devant aboutir dans l’accession du Québec à sa souveraineté.
Les réflexions de Poulin sur la condition québécoise aboutissent à un épilogue où il évoque « l’homme divisé » qui « n’assume pas le risque d’une vie libre, [qui] n’assume pas davantage l’endroit d’où il vient. » (p. 184). Il enjoint la société québécoise contemporaine à se trouver des motifs de prise en charge de l’héritage de l’identité canadienne-français — mérites et défauts compris — afin d’aller de l’avant en tant que société libre, capable et désireuse de se maintenir dans l’être, de répondre affirmativement à la question de Fernand Dumont, posée plus tôt.
Par cet essai à la fois personnel et politique, Alexandre Poulin raconte la condition québécoise à partir des questions qui se posent à notre époque. Des particularités et des mérites de la forme nationale au retour du Canada français en passant par le provincialisme, le messianisme et la sortie de l’histoire et du temps, Poulin brosse un portrait méritoire des grands débats qui façonnent le discours public — et des lignes qui départagent adversaires et alliés dans ces débats — avec une admirable aptitude à la synthèse, doublée d’un souci de ne rien laisser de côté. La critique de la politique de François Legault, qui devient plus apparente dans la seconde moitié de l’ouvrage, est bien soutenue par des allers-retours historiques éclairants.
On pourrait néanmoins reprocher à l’auteur d’avoir voulu aborder dans un essai aux dimensions somme toute modestes un ensemble de questions trop vaste, parfois liées trop indirectement, comme par touches impressionnistes. Alexandre Poulin, abordant certains débats comme la mémoire du Canada français, donne au lecteur les moyens d’en comprendre les termes. Cependant, soulignons qu’il le fait parfois sans proposer sa propre contribution à ces débats par l’émission d’une thèse forte qui l’y positionne. Cette particularité a toutefois le mérite d’offrir au lecteur une perspective globale sur les grands enjeux de l’être québécois à notre époque.
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