Lecture de : Nadia El-Mabrouk, Notre Laïcité, Éditions Dialogue Nord-Sud, Montréal, 2019
Je connais Nadia El-Mabrouk depuis quelque temps et, au-delà de la sympathie que j’éprouve à son égard, je dois aussi dire que j’ai de l’admiration pour elle et pour toutes ces femmes venues du Maghreb ou du Moyen-Orient qui ont le courage d’affirmer leurs convictions et de se battre autant contre les valeurs patriarcales de l’intégrisme religieux qui essaiment dans leurs communautés d’origine que contre la mièvrerie prétendument progressiste d’une partie de la société qui les a accueillies.
Je vise évidemment ici ces progressistes d’un nouveau genre, qui, à la fois par ignorance et du fait d’un aveuglement volontaire non dénué d’hypocrisie, ne veulent voir dans le voile islamique qu’un libre choix que feraient certaines femmes, voire un témoignage féministe de leur agentivité. Comme le souligne Joseph Facal dans sa préface, il y a en effet une hypocrisie évidente de la part de certains militants anti-laïcité (ou anti-Loi 21) qui refusent « d’entendre les mises en garde de ceux et celles qui sont venus » au Québec « parce qu’ils ont vu monter l’intégrisme religieux dans leur pays d’origine et qui le voient maintenant progresser chez nous » (p. 10).
Ainsi, considérer le port du voile comme un choix que les femmes et les jeunes filles font tout à fait librement, c’est faire fi des pressions de toutes sortes qui s’exercent sur elles, au sein de leur famille, de leur cercle d’amis, dans les mosquées pour celles qui les fréquentent, et maintenant jusque dans les écoles québécoises[1]. Ces pressions, qui s’exercent le plus souvent dans le secret des familles, et qui peuvent aller jusqu’à la violence, Nadia El-Mabrouk en donne plusieurs témoignages dans son livre, depuis ce discours d’une jeune fille voilée qui expliquait doctement à ses camarades de classe que celles qui ne portaient pas le voile « seraient suspendues par les lèvres en enfer » (p. 35) jusqu’à cette rumeur qui fit récemment le buzz sur les réseaux sociaux et qui affirmait que les inondations qui venaient de se produire en Tunisie avaient pour cause les femmes qui osaient se promener tête nue ( p. 94).
Quand ces pressions indirectes ne suffisent pas, les islamistes n’hésitent à user de moyens bien plus radicaux : visages vitriolés, viols collectifs, et, pour finir, le pur et simple assassinat. Pendant ce temps, au Québec et au Canada, les libéraux et la gauche façon NPD ou Québec Solidaire, sans compter les féministes intersectionnelles ne voient dans le port du voile qu’une question de droits fondamentaux et traitent d’islamophobes tous ceux qui s’y opposent au nom de la laïcité. Ce progressisme de pacotille portera aux yeux de générations futures, que l’on espère plus lucides, l’odieux d’une telle confusion mentale.
Pendant que l’ex-Miss Irak Tara Fares et d’autres irakiennes sont assassinées pour avoir osé défier les règles du patriarcat ou se promener en jean dans les rues de Bagdad, au Québec on veut faire croire que voile islamique rime avec liberté. (Notre laïcité, p. 94)
Ne peut-on pas en effet parler de confusion quand la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse se prononce contre toute limitation du « droit des parents d’imposer le voile à leurs filles, parfois dès le primaire » (p. 110), alors que la Tunisie, pays dont l’islam est la religion officielle « a interdit en 2015 le voile à l’école primaire pour la raison qu’il va à l’encontre des droits des enfants » (p. 109) ? Cette instrumentalisation des droits de la personne par des parents intégristes aboutit ainsi à bafouer (avec la complicité active de ceux qui devraient être en première ligne pour les défendre) les droits, tout aussi fondamentaux, de leurs propres enfants. C’est encore une même confusion idéologique, qui ouvre la porte à toutes les compromissions morales, que l’on voit à l’œuvre dans cette décision, à proprement parler odieuse, de la direction d’une école montréalaise, qui, dans le but d’«accommoder» des « parents intégristes […] qui faisaient valoir que l’islam n’autorisait pas qu’on écoute de la musique», acceptèrent d’équiper une petite fille de l’école maternelle «d’une coquille anti-bruit » afin qu’elle ne puisse entendre « les chants de ses petits camarades» (p. 125) !
Nadia El-Mabrouk révèle enfin le fond d’indifférence suspecte de ces féministes québécoises ou canadiennes qui leur permet, comme dit Wassyla Tamzali, « de trouver acceptable pour des femmes d’autres pays [le hijab, le niqab et demain – qui sait ? – l’excision] ce qu’elles refuseraient pour elles-mêmes » (p. 49). Une telle indifférence n’est-elle pas justement l’indice que les réflexes idéologiques l’emportent haut la main sur la sincérité d’un engagement moral en faveur de plus d’égalité pour les femmes ? On peut y voir aussi les ravages d’un culturalisme qui, à force d’honorer sans discernement toutes les différences, finit par voir en l’autre un être voué à une altérité telle qu’il en devient incompréhensible. Étonnamment, un tel déni de l’universalisme renoue avec les réflexes racistes d’antan. Car le vrai racisme, explique Ali Kaidi, ne serait-ce pas « de refuser de parler de laïcité aux musulmans », en faisant mine de croire « qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit » et en étant convaincu que celle-ci « ne correspond pas à leurs dispositions culturelles et religieuses » (p. 95) ? De là à dire que certains peuples ne sont pas faits pour la laïcité ou pour la démocratie, il n’y a qu’un pas ! Ce prétendu respect pour l’Autre cache en réalité beaucoup de condescendance.
Cependant, en commençant ainsi ce compte-rendu, je m’en voudrais de faire croire que Nadia El-Mabrouk et son livre ne traitent que du hijab et d’islamisme. Bien sûr, le thème du voile apparaît à de multiples reprises dans Notre laïcité, ce qui est amplement justifié par le fait que cette question touche tout particulièrement les femmes originaires de pays de culture musulmane et qu’elle occupe une place centrale (et pas seulement au Québec) dans tous les débats contemporains sur la place de la religion au sein des institutions de l’État. Toutefois, dans cette série d’essais et de prises de position publiques, l’essayiste élargit aussi son propos à une critique du multiculturalisme et du discours d’une certaine gauche qui, à force de n’en avoir que pour la défense des minorités et de ne percevoir la réalité sociale qu’à travers le prisme déformant des seuls droits individuels, fait le jeu du communautarisme et de l’intégrisme totalitaire.
Inlassablement, Nadia El-Mabrouk traque et dénonce avec fermeté cette idéologie fausse de l’intersectionnalité ou du multiculturalisme, mettant sur la sellette ses contradictions, la mauvaise foi de ses partisans, ou la faiblesse de leurs arguments qu’elle retourne comme des gants. Elle se gausse ainsi de ce prétendu « message d’inclusion » qui, en réalité, « exclut » tous ceux et toutes celles qui refusent l’assignation identitaire et l’étiquetage religieux (p. 34), et fait de l’Autre « un éternel étranger » (p. 31), de ce « concept fourre-tout » de diversité qui ne sert en réalité qu’ « à dresser des barrières » (p. 23), de cette prétendue « solidarité » qui promeut une société divisée « sur la base d’identités raciales et religieuses » (p. 67). Un des fils conducteurs de son ouvrage est d’ailleurs ce véritablement « détournement du sens des mots » qu’opère (p. 16-17) cette idéologie diversitaire qui ose, sans aucun scrupule, associer la laïcité au « racisme », à l’« islamophobie » voire au « nettoyage ethnique ». Depuis peu (juin 2020), des groupes islamistes qui font feu de tout bois ont même osé déclarer que la laïcité favorisait le « racisme systémique ». « Les mots, conclut non sans inquiétude Nadia El-Mabrouk, n’ont-ils plus aucun sens ? » (p. 17)
Elle déplore donc l’état où en est rendu le débat public au Québec, au Canada comme dans les autres pays occidentaux, où il n’est plus question que d’anathèmes et de diktats plutôt que d’échange d’arguments rationnels – et pas seulement en ce qui concerne l’islam, l’immigration ou la laïcité. Sans oublier la censure qui repointe le bout de son nez dès lors que l’on criminalise le fait de s’opposer aux concepts fumeux du progressisme contemporain (par exemple la fameuse « identité de genre » qui prétend remplacer la notion biologique de sexe par celle de « genre »). Il en résulte un véritable et inquiétant déficit démocratique.
Le site du ministère fédéral de la Justice définit [l’« identité de genre »] comme le « sentiment d’être une femme, un homme, les deux, ni l’un ni l’autre, ou d’être à un autre point dans le continuum des genres ». Comment expliquer que des lois, basées sur une conception aussi vaporeuse de l’homme et de la femme, soient passées comme une lettre à la poste, sans aucun débat public. (Notre laïcité, p. 39)
Rendu à ce point, il faut d’ailleurs souligner à quel point Nadia El-Mabrouk est une redoutable débatteuse, qui peut à juste titre déplorer que ceux qui s’opposent à ses vues se cantonnent dans une posture moraliste à partir de laquelle ils se contentent de la stigmatiser au lieu de se donner la peine de répondre à ses arguments. On a entre autres un exemple de la rigueur logique avec laquelle elle aborde toutes ces questions dans la « Lettre ouverte aux féministes québécoises qui s’opposent à l’interdiction du niqab (p. 91-92). On comprend alors pourquoi ses adversaires préférèrent l’invectiver et essayer de la faire taire. Ainsi a-t-elle été « désinvitée », en janvier 2019, du colloque de l’Alliance des professeurs de Montréal où elle devait parler de laïcité, au prétexte qu’elle aurait été « transphobe » et aurait commis le crime impardonnable de « mégenrer » quelqu’un ou quelqu’une dans un texte rédigé pour La Presse. Elle raconte aussi, dans son livre, comment Émilie Nicolas, alors présidente de l’association Québec inclusif, a refusé de participer à une émission de télévision car elle ne voulait pas se retrouver sur le même plateau qu’elle. Vous avez dit « inclusifs » ? Ne sommes-nous pas plutôt en présence d’une nouvelle forme de bigoterie qui s’accompagne d’intolérance extrême ?
À l’encontre de ces nouveaux intolérants dont l’influence pernicieuse se répand de plus en plus, Nadia El-Mabrouk défend des valeurs auxquelles nous devrions tous être attachés : le débat rationnel sans lequel il n’est de véritable démocratie ; la liberté de pensée ; l’universel qui va à l’encontre de tout communautarisme et préfère chercher parmi les êtres humains que nous sommes, ce qui nous unit plutôt que ce qui nous oppose. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet idéal qui semble pourtant raisonnable est loin de dominer actuellement. Ainsi qu’elle le constate elle-même, il y a quelque chose de pourri au royaume de l’ouverture et de la diversité.
Nous sommes en pleine déroute. Les repères sont brouillés. Comme si certaines de nos féministes, de nos altermondialistes, de nos jeunes ne savaient plus distinguer entre liberté et soumission, solidarité et trahison, authenticité et imposture. (Notre Laïcité, p. 84)
Pour finir, on se doit de signaler que Notre laïcité est composé de textes divers : interventions publiques parues dans les journaux, lettres ouvertes adressées à des responsables politiques et mémoires déposés devant des commissions parlementaires qui ont été rédigés entre 2015 et 2019. Le livre partage alors le défaut de ces recueils qui rassemblent ainsi des textes d’opinion publiés, au gré des circonstances : on y retrouve souvent, sous des formulations diverses, les mêmes thèmes et les mêmes idées. Ce caractère quelque peu répétitif est d’ailleurs rendu inévitable du fait de l’éternel retour, au Québec, de la question de la laïcité dans le débat public. En ce sens, il témoigne à sa manière de ce débat toxique dans lequel le Québec s’est retrouvé englué toutes ces dernières années et ce défaut inévitable se voit alors amplement compensé par la métaphore qu’il offre de ce piétinement, de ce ressassement qui dure depuis le rapport Bouchard-Taylor et dont on n’ose espérer voir la fin avec la loi 21.
Enfin, avant de mettre un point final à ce compte-rendu, il me faut dire un mot des très beaux portraits de Louis Robichaud qui font plus qu’illustrer ce livre, sur la page de titre duquel figure d’ailleurs à la fois le nom de l’essayiste et celui du peintre. Ces portraits en gros plans de personnes de toutes origines sont réalisés à partir de la même palette très diversifiée de couleurs : ainsi, qu’ils représentent une femme noire ou latino-américaine, un enfant d’origine européenne ou bien un jeune saoudien (Raïf Badawi), ce ne sont pas les différences raciales supposées qu’ils mettent en relief, mais la commune humanité de tous ces personnages qui accrochent avant tout l’intérêt du lecteur par la beauté troublante et si expressive de leurs regards. En eux-mêmes, ils constituent un formidable pied de nez à tous ceux qui, sous couvert de lutter contre le racisme, « racisent » à tour de bras en voulant à tout prix assigner chacun à une identité ethnique ou raciale et nient ainsi l’universalité et un humanisme qui paraissent pourtant la seule voie authentique si l’on veut s’opposer résolument aux préjugés raciaux et aux discriminations qui subsistent dans la société.
[1] Des parents d’origine maghrébine ont récemment dénoncé deux éducatrices des services de garde des écoles primaires que fréquentaient leurs filles car elles essayaient, par toutes sortes de pressions, de pousser ces gamines à se voiler et à adopter des comportements plus conformes, selon elles, aux préceptes de l’islam (manger hallal, ne pas parler aux garçons, etc.). https://www.ledevoir.com/politique/quebec/574072/loi-sur-la-laicite-de-l-etat-des-educatrices-voilees-ont-fait-du-proselytisme