Lecture de Shlomo Sand, La mort du Khazar rouge, Paris, Éditions du Seuil, 2019
L’automne dernier, alors que je préparais un voyage en Israël-Palestine, j’ai déniché ce livre, La mort du Khazar rouge, un polar écrit par le réputé historien israélien Shlomo Sand. À ma connaissance, c’est la première fois que le professeur de l’université de Tel-Aviv utilise le genre romanesque pour faire connaître le fond de sa pensée sur la société israélienne.
L’audacieuse entreprise de Shlomo Sand m’a poussée à plus de hardiesse encore ! Cet article cherche à établir un lien entre ce roman noir, son auteur, le post-sionisme et le courant des « nouveaux historiens » israéliens. Rien de moins.
Bonne lecture !
L’enquêteur de police, Émile Morkus
Tel-Aviv 1987. Le professeur Yitzhak Litvak du département d’histoire de l’université de Tel-Aviv est brutalement assassiné dans son appartement, boulevard Ben-Gourion au nord de Tel-Aviv. Il avait 62 ans.
Qui aurait pu en vouloir de la sorte à ce brillant intellectuel, originaire d’Ukraine, polyglotte et spécialiste renommé du Moyen-Orient, voilà ce que se demande le commissaire Émile Morkus chargé de l’enquête ? Ce « petit » détective arabe, un « Arabe qui a réussi », comme certains le qualifient non sans un humour mordant, saura bien le découvrir !
Pas très sympathique, plutôt renfermé, parfois méprisant à l’égard de ses collègues, par ailleurs homme de gauche, anticlérical, favorable à l’OLP et à l’établissement d’un État palestinien, et amoureux fou de Bartok, le professeur avait aussi jadis été membre de l’organisation paramilitaire Haganah et officier permanent du renseignement au sein de Tsahal, l’armée de défense d’Israël.
De cet amas de données sur ce personnage mystérieux et complexe avec lequel jongle Morkus, il ne parvient à dégager aucune piste solide pouvant éclairer le mobile du meurtre, sauf, peut-être, une publication du professeur Litvak, L’Empire khazar du VIIIe au XIIIe siècle, livre qui, bien qu’ayant connu du succès, avait ébranlé les colonnes du temple nationaliste sioniste. Le professeur s’était alors fait de nombreux ennemis politiques.
Or, songe le commissaire, est-ce qu’un mobile de nature idéologico-politique, aussi important soit-il, suffit à justifier un crime ? Il en est là dans ses réflexions, quand, trois jours après le meurtre d’Yitzhak Litvak, c’est Abraham Litvak, son frère jumeau schizophrène qui est tué de manière tout aussi horrible. Et les deux enquêtes de piétiner.
C’est alors qu’entre en scène un personnage tout aussi énigmatique et compliqué que le professeur Litvak. Il s’agit de Zvi Yaari. À l’intérieur du Shabak, le service de sécurité intérieure israélien, Zvi Yaari est l’agent responsable des informateurs à l’université de Tel-Aviv qui épient, entre autres, les membres d’un groupe politique gauchiste, le Flambeau. Yaari fréquente lui-même cette université, non seulement aux fins de ses activités professionnelles, mais aussi parce qu’il apprécie vraiment les cours d’histoire, notamment ceux du professeur polyglotte, spécialiste des communautés du royaume khazar converties au judaïsme.
Nationaliste, pour qui le véritable héros n’est pas celui qui déboulonne les mythes fondateurs de l’État d’Israël, mais celui qui est prêt à tout, même à tuer, pour le protéger, Zvi Yaari, qui ne cache pas son mépris pour les Arabes, les gauchistes, les étudiants révolutionnaires, non plus que pour les « collabos » de tout acabit avec « l’ennemi palestinien » et qui en outre parfois en proie à des accès troublants de colère, tombe dans la mire du commissaire Morkus.
Cependant, au cours de cette même année 1987, Avivit Schneller, chef de file d’un groupe d’étudiants gauchistes, le Flambeau, est retrouvée morte sur une plage au sud de Bat Yam, une ville du district de Tel-Aviv voisine de Jaffa. Le meurtre de la jeune femme est effroyable, d’une violence « extrémissime ». Pour des raisons qui ne sont pas claires à prime abord, mais qui le deviendront plus tard, l’incorruptible commissaire Morkus se voit écarté de l’enquête. Une autre équipe prend la relève.
Contrairement à l’investigation sur l’assassinat des frères Litvak qui n’avance pas, la police israélienne aura vite fait d’épingler « le coupable » de ce troisième meurtre. Il s’appelle Yaël Aboutboul, un jeune israélien de 30 ans, d’origine tunisienne, une lointaine connaissance d’Avivit Schneller. Aboutboul habite à Ashkelon, une station balnéaire au nord de la bande de Gaza, à quelque 50 kilomètres au sud de Tel-Aviv.
C’est ainsi qu’après une enquête policière bâclée, le jeune Mizrahi (juif originaire de l’Afrique du Nord ou de l’Orient) est emprisonné, battu et torturé. Son procès qui débute peu après s’avère tout aussi pernicieux que l’enquête qui l’a précédé. En effet, c’est à la suite de faux témoignages, dont celui du médecin de la prison, de la disparition de déclarations fournissant un alibi en faveur de l’accusé et d’interventions hargneuses des policiers, que Yaël Aboutboul est jugé coupable du meurtre d’Avivit Schneller.
Après que le verdict soit tombé, quelqu’un demande au commissaire Émile Morkus, qui a suivi le procès à distance, pour quelle raison voulait-on à tout prix faire d’Aboutboul le coupable. Textuellement, voici la réponse de Morkus : « Aboutboul apparaissait comme un accusé idéal : c’est un Oriental sans relation ni statut, et il n’y avait donc pas de danger que quelqu’un vienne perturber le déroulement de l’enquête et se mobilise en sa faveur ».
À partir de ce moment-là, le commissaire Morkus et l’inspecteur Shimon Ohayon (lui aussi un juif oriental), qui chaussera plus tard les grands souliers du patron, demeurent persuadés de l’innocence du jeune israélien d’origine maghrébine. Notons que pendant le procès, l’homme du Shabak, Zvi Yaari, est allé prendre l’air à Paris pour quelques mois. Question de se faire oublier, pensez-vous ?
Tel-Aviv 2007. Le commissaire Émile Morkus, toujours dans les parages, mais désormais retraité de la police, a été remplacé par l’inspecteur Shimon Ohayon. Zvi Yaari, quant à lui, a pris du galon à l’intérieur du service de sécurité intérieure israélien. C’est alors que se produit à l’université un quatrième meurtre, celui du professeur Yéhuda Guershoni empoisonné au polonium, qui va enfin permettre d’élucider les trois premiers. Il aura donc fallu attendre 20 ans, pour que la lumière jaillisse finalement sur les mobiles des crimes et des criminels.
Vendons la mèche. Divulgachons, pour employer un mot à la mode !
L’enquête minutieusement poursuivie par l’inspecteur Ohayon mène finalement à l’inculpation et à l’emprisonnement de Zvi Yaari, l’homme du Shabak, ainsi que de sa complice et amante, la professeure Rosh Rivline, épouse du vice-président de l’université de Tel-Aviv. Les motifs des assassins se révèlent multiples, sur un fond d’idéologie politique, d’homosexualité refoulée ou mal assumée, de racisme, de machisme ainsi que de vengeance professionnelle et de jalousie amoureuse. Un cocktail tout à fait explosif !
C’est donc le meurtre du professeur Yéhouda Guershoni, un israélien d’origine polonaise par sa mère et yéménite par son père, qui a mis la police sur la piste des meurtres de Yitzhak Litvak, d’Abraham Litvak et d’Avivit Schneller.
Cheveux bouclés, les yeux bleus, de grande taille, athlétique, élégant, raffiné, le professeur de cinéma fait tourner la tête des femmes et des hommes. Ouvertement gai, sans complexe, ce bellâtre poursuivait au moment de son assassinat des recherches semblables à celles de Litvak, qui porteraient plus particulièrement sur la conversion au judaïsme de communautés de l’Empire Himyar, situé dans la région actuelle du Yémen.
Tout ce débat sur l’origine plurielle des juifs, mettant à mal l’idéologie sioniste voulant que Jérusalem soit la « capitale éternelle du peuple juif », rendait Zvi Yaari littéralement fou. Ces élucubrations d’intellectuels gauchistes, antisionistes, traîtres à la patrie, des self-hating Jews, l’homme du Shabak les connaissait par cœur puisqu’il avait été tour à tour l’amant des professeurs Litvak et Guershoni.
Bien que fortement impressionné par le brio de leurs discours et épris sexuellement des deux hommes, Zvi Yaari, le nationaliste sioniste radical, l’homme de droite, aveuglément voué au service de l’État, finissait par voir rouge, entièrement livré à des accès de colère pouvant aller jusqu’à tuer.
À travers cette intrigue policière, ce roman soulève la question du sort qui peut être réservé aux intellectuels dissidents dans cette société d’Israël aux multiples clivages.
L’enquêteur-historien, Shlomo Sand
Ce roman coup de poing a été publié au printemps 2019, par l’auteur de plusieurs ouvrages historiques remettant en question les «vérités» conformes à l’historiographie nationale. Parmi les livres de Shlomo Sand les plus connus du grand public, citons : Comment le peuple juif fut inventé; Comment la terre d’Israël fut inventée. De la terre sainte à la mère patrie ainsi qu’un véritable brûlot, Comment j’ai cessé d’être juif.
Dans ce polar intense, l’intrépide historien israélien Shlomo Sand utilise pour la première fois, sauf erreur de ma part, cette forme littéraire pour partager avec le lecteur sa vision d’Israël. D’étymologie grecque, le mot « histoire » signifie « enquête ». Sous la plume de l’écrivain, le roman noir devient ainsi un outil parallèle d’enquête, d’analyse d’une société, de son histoire, de son idéologie nationale ou de ses institutions, jetant de ce fait un faisceau de lumière sur les nombreuses fractures qui divisent ce pays du Proche-Orient.
Premier exemple : les professeurs Litvak et Guershoni de la prestigieuse université de Tel-Aviv remettent en question la politique de la mémoire de la terre d’Israël, déconstruisant ainsi le mythe que tous les juifs sont des descendants d’Abraham et du roi David. Tout à l’opposé de l’idée d’un « peuple-race », leurs travaux démontrent l’existence de diverses communautés juives qui seraient issues de conversions, en Europe orientale et au Moyen-Orient, sans doute au Maghreb également. Ce qui remet en cause la notion largement répandue d’une « essence juive » éternelle.
Pour sa part, l’ultranationaliste agent du service de sécurité intérieure israélien, Zvi Yaari, convaincu que le « peuple juif » jouit d’un droit absolu sur la terre d’Israël, vomit la trahison des deux savants qui ont pourtant été ses amants, constituant ainsi : « A pronounced case of split personality (un exemple flagrant de personnalité schizoïde) », pour emprunter le titre d’un article d’Uri Avnery[1].
Un deuxième exemple : l’auteur se sert de deux des protagonistes principaux du roman, un Arabe israélien et un juif d’origine tunisienne accusé de meurtre et injustement condamné, pour illustrer les préjugés populaires ayant cours dans la société israélienne, notamment à l’égard des Arabes et des Mizrahis, les juifs orientaux. En Israël, en effet, ce sont les Ashkénazes, les juifs d’origine européenne, particulièrement d’Europe de l’Est, qui trônent au sommet de la pyramide économique, politique, sociale et culturelle.
Un dernier exemple : Shlomo Sand accorde une large place aux « gauchistes », parmi lesquels Litvak, son adjointe Gallia Shapira, Guershoni, le groupe le Flambeau auquel appartient Avivit Schneller, afin de les opposer aux tenants de la loi et de l’ordre établi incarnés par l’agent du Shabak, mais aussi par certains intellectuels et historiens nationalistes sionistes des universités israéliennes dont la professeure Rosh Rivline. Enfin, par-delà ces divisions politiques, un rôle de premier plan est également réservé aux forces policières et tout particulièrement à la sécurité de l’État qui est décrite de façon incisive dans Le meurtre du Khazar rouge.
Des enquêteurs-historiens « subversifs », les « nouveaux historiens » israéliens ?
Au cours des années 1990, un esprit progressiste souffle sur la société israélienne. Des organisations à la défense des droits humains et en faveur de la paix avec les Palestiniens, particulièrement Gush Shalom (« Bloc de la paix ») fondé par le journaliste et homme politique Uri Avnery, voient le jour[2].
Des activistes politiques, des journalistes et des intellectuels s’attaquent aux questions les plus taboues de la société, parmi lesquelles, selon Ilan Pappe, le sionisme en tant que colonialisme, la Nakba (la catastrophe), la discrimination à l’égard des juifs mizrahis et la manipulation de la mémoire de l’Holocauste[3]. Les plus grandes aspirations de la doctrine sioniste, entre autres, le peuplement des territoires occupés, le transfert des populations, un euphémisme pour l’expulsion des Arabes, l’israélisation et la dépalestinisation[4], sont exposées et vivement critiquées.
Cette frange progressiste et engagée de la société israélienne exige rien de moins des autorités politiques que la réévaluation du récit national et de toutes ses faussetés[5]. C’est dans cette foulée que le mouvement des intellectuels et des universitaires, qui se consacrent ouvertement à remettre en cause l’idéologie et les politiques sionistes de l’État, a été baptisé « post-sioniste », et que les historiens associés à ce courant de pensée critique ont été qualifiés de « nouveaux historiens ».
Sur le plan de la méthodologie, la déclassification de documents des archives israéliennes[6], qui a permis de révéler au grand jour l’existence de politiques racistes et d’interventions douteuses des services secrets dans des pays arabes, a fourni aux historiens l’occasion d’étayer leurs thèses, surtout d’établir la « vérité » basée sur des faits plutôt que sur des mythes.
Ces historiens ont introduit de nouveaux angles d’analyse et de recherche comme le nettoyage ethnique et l’apartheid, la colonisation militaire, le judéocentrisme ainsi que le racisme systémique qui affligent selon eux la société israélienne. Sur le plan de l’historiographie, ils ont voulu déboulonner certains mythes dont ceux du « peuple-race » et des exilés de la terre promise en attente fébrile d’un retour en Eretz Israël.
Parmi les « nouveaux historiens » israéliens qui ont beaucoup publié, le lecteur connaîtra peut-être les noms de Zeev Sternhell, Benny Morris, Ilan Pappe et Shlomo Sand. Toutefois, en dehors du cercle de ces intellectuels, d’autres voix tonitruantes se sont fait entendre comme celle d’Uri Avnery décédé à Tel-Aviv, le 20 août 2018 à l’âge de 94 ans; ou encore celles aussi toujours puissantes du sociologue Uri Ram de l’université Ben-Gourion du Negev et de la spécialiste du Moyen-Orient, Ella Shohat.
Le professeur Ram, entre autres intérêts professionnels, a décrit avec précision les nombreuses césures de la société israélienne qui ne cessent de la gangrener[7]. Quant à la professeure Shohat, une Israélienne d’origine irakienne, le milieu universitaire lui doit d’avoir balisé le sentier de la recherche portant sur les juifs orientaux (Mizrahis)[8], ces juifs venus d’ailleurs…
C’est donc alimenté et inspiré par le mouvement post-sionisme et des « nouveaux historiens » israéliens, que Shlomo Sand a rédigé La mort du Khazar rouge, un roman noir qui met en vedette des intellectuels dissidents, des activistes politiques, un juif d’origine arabe, tous ces personnages qui se retrouvent victimes des forces de répression de l’État incarnées par l’homme du Shabak.
[1] Uri Avnery, « Israel at 50 : a pronounced case of split personality », dans Sara R. Powell (dir.), Israel’s Vicious Circle. Uri Avnery. Ten Years of Writings on Israel and Palestine, Londres, Pluto Press, 2008, p. 47.
[2]Tamar S. Hermann, The Israeli Peace Movement. A Shattered Dream, New York, Cambridge University Press, 2009.
[3] Ilan Pappe, The Idea of Israel. A History of Power And Knowledge, New York, Verso, 2015, p. 127.
[4] U. Avnery, op. cit., p. 15-16.
[5] Ibid., p. 25.
[6] I. Pappe, op. cit., p. 143.
[7] Uri Ram, « Sociopolitical Cleavages in Israel », The Oxford Handbook of Israeli Politics and Society, publication en ligne, janvier 2019.
[8] Ella Shohat, On the Arab-Jew, Palestine and Other Displacements. Selected Writings, London, Pluto Press, 2017.