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  • Maxime Huot Couture

Memento mori : les métamorphoses de notre rapport à la mort

Lecture de Louis-André Richard, La Cigogne de Minerve. Philosophie, Culture palliative et Société, Presses de l’Université Laval, 2018.

Aucune semaine ne passe, semble-t-il, sans un nouveau sursaut médiatique autour de la question de l’aide médicale à mourir. Cette emphase est bien sûr à la hauteur du phénomène : après l’abolition de la peine de mort, nos lois enchâssent de nouveau le droit pour l’État de mettre fin à la vie. Comprendre et expliquer cette transformation politique majeure, avec toutes les questions éthiques qu’elle suscite, est une entreprise intellectuelle ardue. C’est toutefois ce qu’a réussi Louis-André Richard, professeur de philosophie au Cégep de Sainte-Foy, avec son livre La Cigogne de Minerve, écrit d’une poigne philosophique de fer.


Issu d’une thèse de doctorat tardive et d’une longue expérience d’accompagnement de la fin de vie à la Maison Michel-Sarrazin, cet ouvrage prend la forme d’un grand dialogue critique avec les penseurs majeurs de la tradition occidentale, de Platon à Tocqueville en passant par saint Augustin. À travers l’examen de quatre grandes « métamorphoses », Louis-André Richard tisse avec nous les ramifications de notre rapport politique à la mort, passé et contemporain.



La cigogne est présentée ici comme le symbole de la réciprocité, de l’intégration volontaire de l’autre dans l’aventure humaine. C’est poser un mode de philosophie dialogique, une conversation initiée entre patient et soignant, mais aussi avec tous les acteurs concernés par l’univers palliatif. (La Cigogne de Minerve, p. 19)



La première métamorphose est celle de l’interdit d’homicide, au cœur de la réflexion du livre. Alors que les Grecs fondaient l’interdit de tuer autrui et de se tuer soi-même sur les devoirs du citoyen envers la société, un changement fondamental survient avec l’avènement du christianisme, qui insiste davantage sur la préservation de l’intégrité intérieure et, au-delà de la souffrance, sur la « possibilité d’un dernier acte humain au dénouement heureux » (p. 41). La fin de la Renaissance viendra modifier ce rapport à la conscience et à la souffrance. Puisant dans les sources romaines pour les transformer à sa guise, Machiavel donne l’impulsion à la métamorphose moderne. Comme l’analyse finement Louis-André Richard, la nouvelle Lucrèce de Machiavel ne met plus fin à sa vie pour préserver son honneur, mais recherche avec virtù son intérêt bien compris parmi la souffrance et les vices qui l’entourent : « La confrontation à une quelconque idée de mettre fin à ses jours est saugrenue. Elle ne surviendra peut-être qu’à l’heure de la perspective d’une interruption de la jouissance » (p. 48).


La deuxième métamorphose exposée ne saurait surprendre : elle concerne la notion de dignité humaine, dont on peut aujourd’hui constater la troublante polysémie. Louis-André Richard ne dédaigne pas d’abord l’exercice du distinguo, utile pour clarifier les conceptions de l’être humain et du monde sous-jacentes à nos propos sur la dignité. Dans un deuxième temps, les grands philosophes de la tradition sont encore une fois convoqués pour expliquer les différentes variations de cette idée de dignité.


L’auteur introduit dans ce chapitre une distinction intéressante entre « mort en paix », visée ancienne et chrétienne, et « mort paisible », nouvel idéal d’une modernité politique fondée sur la peur de la souffrance et le contrôle de la nature. Dans cette dernière perspective, « l’image de la mort digne est alors assimilée à celle d’un corps au repos, dont l’état est fixé par une pharmacopée adéquate » (p. 84). Si l’auteur reconnaît les bienfaits de ce tournant moderne vers un contrôle technique des conditions de la mort – c’est la base des soins palliatifs – il déplore toutefois le caractère utopique d’une mort parfaitement contrôlée, occultant la réalité de l’âme qui recherche une ultime réconciliation avec le monde, même si cette réconciliation prend la forme du combat : « On peut mourir en pleine tempête, plongé dans le tragique, il ne faudrait pas croire que ces fins de vie tendues, toutes pénibles qu’elles semblent, soient inconvenantes ou inhumaines » (p. 87).



L’agonie, dernière phase de lutte avant de quitter ce monde, offre un spectacle rebutant... Joues creuses, visage décharné, teint cireux, râles et respiration saccadée : tout ce qui précède le dernier souffle dit bien à quel point la mort se donne à voir dans toute sa laideur et son mal. À l’inverse, être présent à cette agonie en assistant les agonisants, par-delà le malaise qu’il est normal d’éprouver, loin d’être source de susciter la déprime, semble favoriser l’éveil de la conscience et assurer une meilleure compréhension de soi et du monde. La mort serait ainsi le révélateur de l’humanité présente dans l’homme. (La Cigogne de Minerve, p. 116).



Le troisième chapitre fait état de la transformation de l’idée d’autonomie face à la mort. Après une analyse serrée de la conception de la liberté des Grecs et des théologiens chrétiens, l’auteur se tourne vers le philosophe et sociologue Alexis de Tocqueville pour rendre compte de l’idée moderne de liberté et d’autogouvernement. La difficulté, que Tocqueville peut nous aider à surmonter, est d’assurer l’existence de microsociétés de vertu et de modération, comme peuvent l’être les communautés d’accompagnement palliatif, à l’intérieur de la société civile « individualiste » où l’intérêt bien entendu des citoyens prime (p. 184-185). On peut interpréter le propos de l’auteur de la façon suivante : alors que Tocqueville nous aide à accepter l’inéluctable mouvement de l’égalité, les communautés palliatives peuvent toutefois jouer le rôle de mini-sociétés aristocratiques : non pas au sens de privilèges politiques, mais plutôt comme ferments d’une morale de l’héroïsme et de la noblesse. Le « beau mal » dégagé par l’agonie (insistons sur le sens étymologique de « combat ») devant la mort doit susciter – et suscite dans les faits – la magnanimité des acteurs du milieu palliatif. La fin de vie est un acte héroïque; dans les conditions adéquates, elle devient « kalokagaphore », diffusion du bien et du beau autour de soi (p. 266).


Le dernier chapitre, intitulé « Les métamorphoses de la concorde et des liens humains », intègre les réflexions antécédentes et les porte à un degré supérieur de complétude. Il est l’occasion d’une discussion intéressante sur la fraternité, souvent oubliée au profit de ses sœurs Égalité et Liberté. Surtout, ce sera l’occasion pour Louis-André Richard de développer davantage les deux « pivots » principaux qui doivent, selon lui, structurer notre rapport politique à la mort : l’allonomie et la suspension éthique. « Allonomie » est un néologisme forgé par l’auteur afin d’exprimer l’apport et la présence nécessaires des autres et de l’Autre dans la condition humaine; condition qui se fait particulièrement voir lors de la fin de vie.


La suspension éthique, pour sa part, nous invite à penser à nouveaux frais le rapport entre l’exception et la règle. Pour l’auteur, il ne peut y avoir suspension des normes éthiques sans une situation limite qui s’avère en quelque sorte « extra-humaine ». Il donne ici l’exemple du sacrifice d’Isaac par Abraham : « La folie d’Abraham n’a égal que sa foi en l’amour de son Dieu et la conviction indéfectible que ce dernier ne saurait cautionner l’injustice. Si la demande est faite, elle ne saurait aboutir à l’acte conséquent » (p. 307). Seul l’amour justifie la suspension éthique, et ce, sans que jamais la règle n’en soit affectée en tant que règle. Ce n’est pas une erreur moindre de la part de nos gouvernants d’avoir introduit l’euthanasie sous la forme d’une « aide médicale à mourir ». En jouant sur les termes, ils ont occulté la règle et donc la vraie nature de l’acte. Il n’y a plus ici suspension, mais permission; l’élargissement actuel et à venir des critères d’accès à « l’aide médicale à mourir » ne peut que confirmer cette démonstration.



Les États occidentaux s’inscrivent dans un mouvement palpable identifiant une ouverture politique aux pratiques euthanasiques toujours plus grande et perçue à titre de progrès sociétal. Cette métamorphose du rapport politique à la mort semble exercer une pression indue sur les milieux de soins. Cette pression mine le climat à l’intérieur des communautés palliatives. (La Cigogne de Minerve, p. 341).



En somme, c’est à une grande aventure intellectuelle que nous convie Louis-André Richard avec son ouvrage La Cigogne de Minerve. Plus qu’un traité spécialisé, le livre est un véritable cours de philosophie politique. On pourrait d’ailleurs reprocher à l’auteur d’avoir ratissé trop large et rendu la tâche difficile aux lecteurs s’intéressant spécialement au thème de la culture palliative, qui reste parfois dans l’ombre des thèmes « philosophie » et « société ». Tout de même, la richesse et l’actualité des réflexions contenues dans l’ouvrage valent amplement la peine d’entamer avec l’auteur ce chemin et ce dialogue dans l’univers de la philosophie politique et des soins palliatifs.












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