top of page
  • David Santarossa

Ces mots qui militent à notre place (Seconde partie)

Lecture de Judith Lussier, On peut plus rien dire, Le militantisme à l’heure des réseaux sociaux, Éditions Cardinal, 2019

Dans la deuxième partie d’On peut plus rien dire, Judith Lussier se propose comme tâche d’analyser les méthodes et l’idéologie des SJW, mais aussi de commenter certains événements ayant fait polémique au cours des dernières années. Lussier présente aussi dans son essai quelques figures importantes des SJW québécois, même si certains de ceux qu’elle cite refusent de porter cette étiquette.



Pourquoi dérangent-ils ?


L’analyse de Lussier part de l’observation que les SJW ont tendance à déranger et elle énumère durant tout un chapitre les raisons qui expliquent pourquoi ils gênent autant le public. Les guerriers de la justice sociale dérangent, estime-t-elle, parce qu’ils adressent des reproches à l’ordre établi, ce qui cause une remise en question de nos manières de vivre, et parce qu’ils exposent par le fait même nos contradictions. Les SJW choquent aussi notre épiderme parfois sensible parce qu'ils vont trop loin, comme en témoignent les agissements des Femen. Lussier ajoute que les SJW dérangent surtout parce qu’ils restent fréquemment incompris bien qu’ils aient souvent raison. Concernant plusieurs de ces raisons, comme par exemple le fait qu’ils remettent en question certains de nos repères – comme l’existence de différences entre les sexes –, Lussier voit juste. Les SJW forcent notre société à justifier la moindre de ses préconceptions.


Une dernière raison explique selon Lussier pourquoi les SJW dérangent, c'est parce qu’ils ont parfois tort, comme lorsqu’ils ont vandalisé une coopérative dans Hochelaga, alors qu’ils croyaient attaquer un immeuble à logement de luxe (p. 99). Notons ici que l’exemple que choisit l’auteure pour montrer que les SJW ont quelquefois tort relève tout simplement d’une erreur quant à la cible. Tout au long de son essai, il ne semble jamais traverser l’esprit de Judith Lussier que les SJW pourraient aussi déranger en raison d’un désaccord de fond.


Ainsi, on pourrait bien sûr considérer que ces actes de vandalisme ne sont pas seulement condamnables parce qu’ils se méprennent quant à la cible, mais tout simplement parce qu’ils bafouent le droit de propriété des commerçants et des résidents.



Dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, des militants contre l’embourgeoisement ont, en de nombreuses occasions, pris à tort des coopératives d’habitation pour des condos de luxes, choisissant peut-être mal leur cible pour y inscrire « brûle, condo, brûle ». (On peut plus rien dire, p. 99)



Pour chacune des raisons qui font que les SJW dérangent ou sont mal compris, Lussier prescrit un antidote, c’est-à-dire qu’elle explique comment le commun des mortels devrait réagir devant le comportement des SJW. Ces antidotes, très paternalistes, varient autour de l’idée de se taire et d’écouter les reproches qui leur sont faits. Nous comprenons bien que le civisme puisse nous encourager à mener une réflexion sérieuse quant aux accusations de racisme ou de sexisme qui sont lancées sur la place publique, mais cela ne nous oblige aucunement à partager l’interprétation de l’accusateur.


Avec ce dernier point, on revient à l’idée soulevée dans la première recension selon laquelle les SJW ne reconnaissent pas d’adversaire légitime et ont donc toujours raison, puisque la moindre critique qui leur est adressée se voit immédiatement délégitimée. Lussier dira même vers la fin de son essai que « la pire piste pour comprendre les social justice warriors est probablement de lire ce qu’en disent leurs détracteurs, qui tombent forcément dans la caricature » (p. 185). En dépit du bel appel au dialogue qui traverse en apparence son ouvrage, on revient là à l’idée de l’irréfutabilité qui est le propre du discours idéologique.



SJW : réussite ou échec ?


Lussier poursuit son essai en se demandant si les SJW réussissent à gagner leurs combats. Selon elle, les SJW changent effectivement le monde et elle en veut pour preuve l’abolition de l’esclavage, la création d’un système de garde accessible et l’autorisation pour les femmes de signer un bail. Les SJW ou, plus largement, les progressistes auraient fait avancer les droits autrefois et les SJW d’aujourd’hui, et on comprend que Lussier s’inclut dans le lot, tentent de poursuivre ce travail. Par ces exemples, Lussier évoque aussi l’idée que les SJW ont eu raison dans le passé et que par induction, ils auront raison dans le futur.


Ici, il n'est pas inutile d'ajouter deux commentaires qui nous paraissent cruciaux. Primo, les progressistes n’ont pas toujours eu raison et nul besoin de l’expliquer en tombant dans une variation sur le thème du point Godwin en se référant à Staline, Mao ou Pol Pot. Contentons-nous d’un exemple local : dans le Québec des années 70, une partie importante de la gauche radicale se positionnait contre la Loi 101 ; le consensus actuel leur donnerait tort.


Secundo, on a de bonnes raisons de penser que les SJW d'aujourd'hui diffèrent de ceux d’hier. D’ailleurs, Lussier s'accorderait probablement avec cette idée, car on parle bien souvent dans les milieux progressistes des différentes vagues de féminisme, par exemple. À une certaine époque – et c’est dans les faits toujours le cas au Québec et ailleurs en Occident –, la justice sociale consistait par exemple à traiter tout le monde également : peu importe le sexe ou la couleur de la peau, tous devaient pouvoir aller à la même école, voter ou recevoir un salaire égal pour un travail égal. Or, une nouvelle vague de progressistes vise un autre objectif beaucoup plus radical, soit celui de l’égalité de résultat ou de l’égalité de fait. Autrement dit, on pourrait traiter les hommes et les femmes de la même manière, en leur offrant les mêmes choix, etc. mais si une différence de salaire entre les groupes persistait, ce serait une inégalité à résorber. Lussier rapporte ainsi les propos d’Haroun Bouazzi, qui explique que l’on pourra considérer que le racisme n’existe plus uniquement lorsqu’il y aura une égalité dans les faits. C'est cette différence entre l’égalité de droit et l’égalité de fait qui nous empêche de mettre les SJW d’aujourd’hui dans le même panier que les progressistes d’une autre époque.



Le côté obscur du guerrier


Dans son essai, Lussier entreprend d’ailleurs elle aussi un certain travail d’autocritique par rapport au groupe auquel elle appartient. On peut certes penser que cette autocritique manque de vigueur et de rigueur, mais on doit souligner l’audace qui est la sienne d'oser reprocher des erreurs à ses pairs. Dans cette autocritique, Lussier donnera des exemples où les SJW ont dérivé de leur objectif. Elle mentionne aussi que dans certains milieux, il est de bon ton de s’indigner pour un rien, ce qui nuirait aux causes défendues par les SJW.


Lussier remarque avec raison que les SJW prétendent parfois qu’ils détiennent la seule et unique vérité. Curieusement, l’essayiste le reconnaît, mais elle semble incapable de le mettre en pratique dans son propre travail, comme on l’a mentionné à plusieurs reprises depuis le début de cette recension. Cette tendance à croire qu’on détient la vérité a aussi comme conséquence d’entrer dans la logique manichéenne du « vous êtes avec nous ou contre nous ? », ce que Lussier reconnaît également.


Au-delà de sa réflexion sur les SJW, Lussier nous propose aussi une réflexion sur le concept de groupe. Les guerriers de la justice sociale ne forment pas un groupe homogène, affirme-t-elle : il n’y a chez eux aucun rite initiatique, par exemple, ce qui permet à n’importe qui de s’en réclamer et à n’importe qui d’identifier son opposant à ce groupe, ce qui cause bien des débats et de l’incohérence chez les SJW. Les médias, de leur côté, auront tendance à faire connaître les demandes les plus farfelues, ce qui entache la réputation de tous les autres membres de ce groupe qui n’en est pas vraiment un.


Une fois cette autocritique complétée, Lussier s’en prend à ceux qui critiquent les SJW. Certains de ces derniers se complaisent en effet dans la facilité en prétendant que les guerriers de la justice sociale nourrissent un discours victimaire ; d’autres vont jusqu’à créer des pages YouTube pour ridiculiser les pires crises des SJW. Lussier leur répond que ce n’est pas pour faire pitié qu’ils rappellent certaines inégalités, mais plutôt pour neutraliser lesdites inégalités. Lussier a assurément raison de décrier cette tendance forte qu’on rencontre chez certains à se gausser de toute personne voulant changer l’ordre des choses, et il ne fait aucun doute que le cynisme est à la mode. En revanche, on peut se méfier tout autant de ceux qui prétendent que tout discours victimaire est prononcé dans le but de réduire les inégalités, comme en témoigne l’histoire de Jussie Smollett qui a souvent fait la manchette depuis le début de l’année. L’acteur noir et homosexuel avait ainsi fait appel à la police, car il prétendait s’être fait battre et qu’on avait déversé sur lui une substance chimique. Selon les informations diffusées par la police de Chicago, il semblerait que le tout ait été orchestré par Smollett lui-même. Selon toute vraisemblance, il aurait voulu se poser en victime de l’Amérique raciste et homophobe pour faire mousser sa carrière. Ce serait bien sûr une erreur de prétendre que tous les SJW ont à gagner en s’indignant. On doit néanmoins garder en tête que, dans notre société, il est parfois profitable de se réclamer du statut de victime et Lussier le reconnaît elle-même.


L’essayiste quant à elle prétend que les critiques des SJW ne se livrent à ces attaques que pour garder leurs « privilèges » et profiter de ces inégalités. On retrouve ainsi chez elle les deux constantes de la pensée SJW : le procès d’intention et la non-reconnaissance d’adversaires légitimes. Lussier sait pertinemment que plusieurs professeurs d’université et autres intellectuels sérieux critiquent vertement les SJW et leur mentalité. Sachant cela, en balayant du revers de la main ces critiques, Lussier fait montre de mauvaise foi.


Les critiques des SJW auraient aussi selon elle tendance à exagérer le pouvoir de ceux-ci en mettant de l’avant qu’ils dominent intellectuellement la Silicon Valley, les universités américaines ou bien les médias. Ces idées « farfelues », selon Lussier, relèveraient tout bonnement de « théories du complot ». Avec les développements de tous les réseaux sociaux, les théories du complot vont chercher un public élargi et force est de constater que certaines personnes alimentent en effet de telles théories. En revanche, on se doit aussi de reconnaître que l’idéologie SJW, à commencer par l’intersectionnalité et l’objectif d’égalité de résultats, s'impose de plus en plus dans les institutions mentionnées ci-dessus, ainsi qu'en témoignent les quelques exemples suivants.



Si ces idées farfelues demeurent le fait d’énervés isolés derrière leur clavier, d’autres, comme la panique morale entourant la liberté d’expression, sont beaucoup plus répandues. (On peut plus rien dire, p. 152)



Dans la Silicon Valley, par exemple, et cela a fait grand bruit sur Internet, il est de bon ton de décrier le faible nombre de femmes en science et technologie. Or, James Damore, un ingénieur chez Google, rédigea à ce propos un texte destiné aux employés de l'entreprise qui affirmait que cette absence s’expliquait en partie par les différences d’intérêts entre les hommes et les femmes. Ce propos nuancé et appuyé par nombre de recherches scientifiques, mais qui allait à l’encontre de la théorie du genre, a valu à Damore d’être renvoyé. Ironiquement, Damore avait voulu publier ce manifeste parce qu’il constatait qu’il régnait chez Google, sur ces questions, un manque de diversité d’opinion..


Cet exemple permet de constater que la mentalité SJW est bel et bien courante dans les grandes entreprises technologiques ; mais c’est sans doute dans les universités où elle prédomine le plus. Comme on le sait, il y a la pléthore d’événements annulées au Québec, aux États-Unis et ailleurs, sous prétexte qu’ils colportent des «discours haineux » ou remettent en question le transgenrisme et le multiculturalisme, mais ce qui est moins connu, c’est la bureaucratie en lien avec la diversité qui gangrène plusieurs universités américaines. Par exemple, l’Université du Michigan dépense plus de 10 millions de dollars en salaire pour environ 80 travailleurs à temps plein de cette bureaucratie diversitaire.


Le cas de l’admission des Asiatiques à l’Université Harvard fournit un autre exemple qui témoigne de l’influence de cette mentalité SJW sur des institutions importantes. Il semblerait que les Asiatiques, qui sont surreprésentés sur le campus, doivent maintenant obtenir de meilleurs résultats que les individus d’autres origines pour pouvoir entrer dans l’université mythique de Boston. Autrement dit, au nom de l’égalité de résultat, on justifie le fait de désavantager les Asiatiques pour en faire bénéficier les autres groupes qui ne seraient pas assez représentés à l’université.


Ces cas ne relèvent pas de l'anecdotique, ce sont des décisions mûrement réfléchies et conscientes de la part des dirigeants d’institutions importantes. Ces exemples proviennent des États-Unis et on peut difficilement déterminer si de tels exemples existent au Québec également. On peut néanmoins penser, même si ce n’est pas une fatalité, que nos institutions universitaires pourraient emboîter le pas aux grandes universités américaines.



On ne peut plus rien dire


On arrive maintenant au chapitre qui forme la thèse principale du livre. On a beaucoup parlé dans les dernières années de la liberté d’expression et, selon Lussier, cette panique qui consisterait à la croire menacée serait largement exagérée. Tout au long du chapitre, l’essayiste tâchera de déconstruire certains événements qui ont fait les manchettes dans les dernières années : Charlie Hebdo ; Guy Nantel ; Mike Ward ; conférences et spectacles annulés et appel au boycott contre des séries télévisées.



Si certains cas prêtent le flanc à la critique, force est de reconnaître que la panique entourant la perte de liberté d’expression est exagérée et savamment instrumentalisée pour en découdre avec nos guerriers. (On peut plus rien dire, p. 160)



Dans plusieurs de ces événements, certains groupes, qu’elle considère comme marginalisés, ont témoigné de leur dissension à l’égard d’un discours ou d’idées à travers lesquels ils se sentaient mis en cause. Or, Lussier a tout à fait raison de dire que la dissension fait partie de la liberté d’expression, ce qui est parfois oublié par ses défenseurs actuels. Elle met aussi de l’avant une nuance importante en différenciant la dissension et la demande d’interdiction, cette dernière étant bien souvent condamnable. En revanche, elle spécifie que cette nuance est à nuancer à son tour, car ceux qui réclament une interdiction sont bien souvent très peu nombreux et leur taux de réussite s’avère faible.


Lussier avance aussi l’idée que les défenseurs de la liberté d’expression, qui s'attaquent avec virulence à la sensibilité des SJW, sont bien plus timides lorsque vient le temps de critiquer les producteurs, alors que ce sont habituellement eux qui prennent les décisions comme dans le cas de SLAV et KANATA. Lussier ajoute qu’« on ne peut imputer aux militants la responsabilité d’avoir conduit des décideurs à annuler ces spectacles, surtout quand on connaît les conséquences de telles décisions pour les militants dans l’opinion publique » (p. 166). Certes, la décision définitive a été prise par les producteurs, mais, en revanche, si ce ne sont pas les SJW qui ont conduit les décideurs à annuler ces spectacles, qui est-ce ? Reconnaissons que sans les manifestations et les prises de paroles publiques, les deux spectacles en question auraient eu lieu. Certains pourraient se défendre en disant que les SJW ne voulaient pas leur annulation, mais plutôt que des artistes noirs et amérindiens représentent l’histoire racontée, ce qui est une demande discutable, mais légitime. Mais, si le désaccord autour de cette idée s’était maintenu, les militants en question voulaient bel et bien que les spectacles soient annulés.


Lussier poursuit en expliquant qu’en 2019, nous n’avons jamais eu autant accès à la parole. On peut écrire à tout moment sur les réseaux sociaux et être lu par potentiellement des millions, voire des milliards de personnes. Elle observe aussi que ceux qui se plaignent du manque de liberté d’expression sont ceux qui y ont le plus accès. On comprend qu’en affirmant cela elle fait référence à plusieurs chroniqueurs du Journal de Montréal. Ce préambule met la table pour l’argument qui est au cœur de la thèse de Lussier : « ceux qui se plaignent qu’on ne peut plus rien dire se plaignent, en réalité, qu’on ne puisse plus rien dire sans que tous aient la capacité de répondre. » (p. 169-170) En citant sa collègue, Lili Boisvert, Lussier avance l’idée que les conservateurs voudraient retourner à une époque où seuls les membres de la classe dominante disposaient du droit et du pouvoir de s’exprimer. Notons que cette accusation lancée à tout vent ne s’appuie sur aucune analyse approfondie.


Au-delà de cet argument contestable, remarquons qu’en début d’ouvrage, Lussier expliquait que la réaction lorsqu’on reçoit un reproche de la part des SJW est de se braquer pour protéger son ego, d’essayer de se justifier à outrance ou même de répliquer par des attaques. Rappelons que son antidote était l’écoute. Lussier réagit pourtant exactement de la manière qu’elle prétendait réprouver. Plutôt que d’écouter, elle décide de condamner les conservateurs à coup de procès d’intention, tout en se bouchant les oreilles.


Malgré ce manque d’écoute, Lussier a amplement raison, dans son analyse, de mettre en évidence le fait que certains chroniqueurs se plaignent la bouche pleine ; et on s’attendrait en effet à un peu plus de nuances de leur part. Cependant, Lussier néglige deux points dans son analyse : le premier est la différence de qualité entre les tribunes et le deuxième, le politiquement correct ou l’idée de respectabilité médiatique.

Avant d’expliciter ces deux idées, revenons sur un terme que Lussier décrit dans son lexique et que nous n’avions pas analysé à dessein dans la première partie de cette recension : la pensée dominante.


La pensée dominante est « ce qui semble aller de soi, ce que tient pour acquis la majorité, à une époque donnée – que cela soit juste ou non » (p. 51). Les chroniqueurs du Journal de Montréal défendraient cette pensée dominante au Québec et contribueraient aussi à sa formation.


À l’inverse de la pensée dominante, il y aurait les SJW qui la combattent pour faire avancer la justice sociale. Mentionnons ici que pour faire la promotion de son livre, Lussier est allé à Tout le monde en parle et à Plus on est de fou, plus ont lit, deux émissions de Radio-Canada ; elle a accordé une longue entrevue dans La Presse à Marc Cassivi et un article a porté sur son livre dans Le Devoir. Il est d’ailleurs assez fascinant d’écouter un à la suite de l’autre le passage à l’émission Plus on est de fou, plus on lit de Mathieu Bock-Côté pour son livre L’empire du politiquement correct et celui de Judith Lussier. La différence de traitement est remarquable. Pour le premier, on évoque dès les premières minutes qu’il est un réactionnaire, alors que l’animatrice s'accorde avec à peu près tout ce que dit Lussier. Bref, des médias importants accueillent favorablement et de manière complaisante la pensée de Lussier et ces exemples suffisent pour se questionner quant à l'opposition de la mentalité SJW à la pensée dominante.


Lussier semble oublier que la majorité n’est jamais absolue, elle change selon le contexte. Au Québec, la laïcité, comme entendu par la Loi 21, fait partie de la pensée dominante, alors qu’elle ne l’est pas du tout au Canada. Pouvons-nous dire que la laïcité s’inscrit dans la pensée dominante ? Oui et non, tout dépend du cadre de référence. C’est suivant cette logique qu’on peut dire que Judith Lussier et Mathieu Bock-Côté font partie de la pensée dominante, mais dans des milieux bien différents.


Une fois cette clarification apportée, on peut revenir aux deux oublis de l’analyse de Lussier annoncés précédemment. Le cas de Rhéa Jean aide à comprendre en quoi toutes les tribunes ne s'équivalent pas ; c’est d’ailleurs un cas analysé dans l’ouvrage de Lussier. Rhéa Jean est une philosophe qui voulait présenter une conférence sur l’identité trans à l’UQÀM en 2016. Cette réflexion critique fut annulée au bout de quelques minutes. D’entrée de jeu, elle aurait dit qu’elle ne voulait pas entendre de protestation durant la présentation, mais qu’elle allait répondre aux questions à la fin de celle-ci. Pour Lussier, cette anecdote témoigne que c’est la liberté d’expression des SJW qui fut dans ce cas mise à l’épreuve, puisque Jean a demandé qu’on ne la dérange pas durant sa présentation. Rhéa Jean était entourée de dizaines d’auditeurs venus pour rire d’elle et la déranger constamment en parlant et même en criant ; il était donc tout simplement impossible pour elle de prononcer sa conférence et Lussier se trompe en disant que Rhéa Jean a voulu faire taire ses opposants, elle poursuivait plutôt une longue tradition universitaire qui consiste à présenter et défendre une thèse pour ensuite répondre aux questions. Plus loin, Lussier propose même l’idée que Rhéa Jean participerait de la propagande haineuse en remettant en question l’identité trans. On se rappellera que quelqu’un au Canada qui proférerait des propos « haineux » est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans derrière les barreaux. Si l’un des objectifs de l’essai de Lussier est de calmer la panique morale autour de la liberté d’expression, elle rate donc complètement sa cible et suggère plutôt ici que l’on a raison de s’inquiéter. Insistons sur le fait que Rhéa Jean se situe en effet dans une démarche de recherche de la vérité et que son discours est empreint d’empathie. Après tout, l’idéologie SJW n’a pas le monopole de l’empathie.


Cela étant dit, la pensée de Rhéa Jean ne représente pas la pensée dominante à l’université et il est impossible de lui répondre qu’elle peut toujours utiliser d’autres tribunes pour s’exprimer. Ce cas de Rhéa Jean est surtout symptomatique du traitement réservé à ceux qui remettent en question la doxa des SJW à l’université.


Ce qui précède est lié à l’autre grand oublié de l’analyse de Lussier, le politiquement correct, c’est-à-dire le procédé qui consiste à évacuer certaines idées du débat public parce que prétendument intolérables. En ne reconnaissant aucun adversaire légitime, les propos de Lussier fournissent de nombreux exemples de politiquement correct. Le débat sur l'immigration souffre par exemple beaucoup de la censure et de l’autocensure. Il est très rare de pouvoir entretenir une discussion sérieuse autour de ce thème. On en voudra pour preuve l’hystérie médiatique autour du programme de François Legault qui voulait modestement baisser les taux d’immigration. Concrètement, les véritables conséquences du politiquement correct sont incommensurables, car chaque jour un nombre de personnes incalculable, que ce soit un politicien, un intellectuel ou un simple quidam, s’empêchent de dire certaines choses dans des discussions informelles comme formelles dans le seul but de ne pas choquer.


On doit néanmoins reconnaître le paradoxe de notre époque : certaines personnes sous l’emprise du politiquement correct se retiennent d'émettre des opinions nuancées, pendant que d’autres, surtout sur les réseaux sociaux, pratiquent sans vergogne le politiquement abject. Il est important que la droite rappelle que critiquer la rectitude politique ne signifie pas encourager le déploiement de n’importe quelle opinion. C’est une conséquence involontaire du discours de la droite, mais on peut critiquer celle-ci de ne pas assez prévenir ce fléau tout en s’offusquant du politiquement correct. Généralement, ceux qui critiquent la rectitude politique pensent que plus de débats sains sur des sujets sensibles n’ouvrirait pas la porte à ce que les extrêmes reçoivent autant d’écoute. C’est une hypothèse qui s’avère intéressante et qui mérite d’être mise à l’épreuve.


Ces deux oublis maintenant mis en lumière, revenons à l’argument de Lussier voulant que ceux qui émettent leurs opinions sur un grand nombre de tribunes sont les mêmes qui se plaignent de perdre leur liberté d’expression. L’exemple de Rhéa Jean contredit cette idée en montrant que ce n’est pas la pensée dominante qui se fait censurer, mais une pensée marginale à l’université et les conséquences incalculables du politiquement correct révèlent alors que la santé démocratique de notre société souffre de cette rectitude politique.



Conséquences sur le SJW


Le dernier chapitre de On peut plus rien dire porte sur les conséquences psychologiques que subissent souvent les SJW à force de se battre pour ce qu’ils considèrent être la justice sociale. Il est très difficile de déterminer si les SJW sont plus susceptibles de souffrir de problèmes de santé mentale que le reste de la population, mais on a tendance à penser qu’ils sont plus prédisposés à extérioriser leur malheur. Lussier explique que les SJW sont bien souvent investis corps et âme dans leur cause et le fait qu’ils échouent peut engendrer chez eu un burnout. L’activisme se déploie aujourd’hui bien souvent sur les réseaux sociaux et on sait de plus en plus que ces derniers ont tendance à accentuer les problèmes de santé mentale, entre autres parce que le déclencheur de ces troubles se trouve dans leur poche toute la journée.


Pour empêcher que cela ne provoque des crises souvent en lien avec l’anxiété, les universités, américaines, mais aussi ailleurs, ont instauré le safe space ou espace sécuritaire et le trigger warning ou mise en garde. Les premiers sont des endroits bien souvent non mixtes où on peut exprimer ses pensées sans se faire opprimer. Les seconds consistent à prévenir l’auditoire que du contenu controversé pourrait être présenté. Ces deux procédures ont pour but de protéger la population universitaire et sont soumis à plusieurs critiques. L’une des plus importantes, présentée par Lussier, provient de Jonathan Haidt et Greg Lukianoff, qui affirment que ces deux mécanismes de prévention envoient le message que la vie est dangereuse, ce qui n’aiderait pas à résoudre des problèmes de santé mentale, mais favoriseraient plutôt les crises, quelle qu’elles soient. Ces solutions qui n’atteignent pas leur cible nous rappellent que la bienveillance ne fournit aucune garantie quant à la résolution d’un problème.



Conclusion : les confessions d’une guerrière


Lussier conclut son ouvrage en parlant de son cas concernant les problèmes de santé mentale. Elle raconte qu’en 2017, souffrant d’une dépression, elle fut obligée de mettre sa plume de côté et elle a ainsi laissé tomber sa chronique d’opinion dans le journal Métro. À force de subir de la cyberintimidation, les trolls ont eu raison d’elle. Mais elle ajoute qu’elle était aussi à bout de souffle à force de se battre pour la justice sociale comme ce serait souvent le cas pour les SJW. La mentalité de cette gauche radicale peut donc se retourner contre les militants qui la portent. Lussier conseille alors d’accepter que le monde n’est pas parfait, mais que son imperfection ne nous empêche cependant pas de vivre du bonheur, bien qu’il faille savoir être un bon SJW lorsqu’il est nécessaire d'agir.


On a répété dans les médias que l’essai de Lussier était pédagogique et qu’il détonnait en ce sens avec ses chroniques beaucoup plus polémiques. Au terme de cette recension, nous comprenons que cette approche pédagogique était en réalité elle aussi polémique, étant sournoisement orientée dans le but de convaincre de la validité de la mentalité SJW. Un essai ne peut se prétendre éducatif lorsque son auteur considère ses opposants comme étant soit des ignorants, soit forcément de mauvaise foi. Les questions de justice sociale sont complexes, surtout à notre époque où le racisme et le sexisme se voient rarement sous leurs formes les plus évidentes. Cette complexité nous oblige à la nuance et à l’écoute, ce qui vaut autant pour notre parti que pour l’autre.











bottom of page