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  • Raphaël Arteau McNeil

Alain Grandbois et l’autre modernité littéraire

Lecture de : Patrick Moreau, La prose d’Alain Grandbois. Ou lire et relire Les voyages de Marco Polo, Nota Bene, 2019.



Cette recension de l’essai de Patrick Moreau sur la prose d’Alain Grandbois a été motivée, à l’origine, par mon désir de lire Alain Grandbois, un auteur dont j’avais entendu beaucoup de bien mais que je n’avais encore jamais eu l’occasion de lire. Autant dire que l’étude sur l’œuvre me servait de prétexte à lire l’œuvre, et j’ai lu Les Voyages de Marco Polo comme s’il s’agissait d’un prérequis à la lecture de La prose d’Alain Grandbois, par souci de faire les choses dans le bon ordre, si on veut. Ce fut une décision judicieuse, car j’ai pu connaître la prose de Grandbois la conscience vierge, sans repères, presque sans attente, avec l’espoir d’y découvrir un bon auteur, certes, mais sans plus, ne sachant pour ainsi dire rien d’Alain Grandbois sinon qu’il était un écrivain québécois tombé dans l’oubli, en tout cas mal connu, ne sachant pas, non plus, quoi penser du titre ésotérique de son livre, m’attendant, je suppose, à une espèce de roman historique, mais sans plus. J’ai ouvert le livre dans cette sorte de naïveté, un petit livre d’à peine deux cents pages que j’ai lu en deux grands traits, puis je l’ai refermé.


Est-ce que j’avais aimé ma lecture ? Oui, beaucoup. Sauf que mon enthousiasme était miné par un sentiment d’incompréhension : qu’avais-je lu au fond ? Que racontait ce livre ? Étais-je même capable d’en résumer « l’histoire » ? Il y avait bien sûr Venise, la glorieuse Venise, reine de la Méditerranée à la fin du Moyen Âge, et les frères Polo, Matteo et Nicolas, leur voyage, la naissance de Marco, le retour à Venise, de nouveaux voyages, la vie à la cour de Koubilaï Khan, la contribution des Polo aux conquêtes du grand empereur mongol, tous ces peuples, tous ces lieux qui s’entremêlaient dans ma tête, et les remarques fines et rapides qui dégageaient un certain parfum de sagesse – une sagesse plutôt fuyante qui me laissait comme stupide –, puis le retour à Venise, le voyageur qui reprend sa place dans un monde où il est tombé dans l’oubli, et la guerre, encore, puis la prison, la rédaction de ses propres aventures, et la mort, la fin.


Cette suite de souvenirs en bribes ne formait même pas un résumé : il me restait de ma lecture comme un sentiment fugace, mais peu d’idées. J’étais sous le charme d’une écriture dont j’ignorais les ressorts et d’une histoire dont j’étais incapable de trouver le sens. Pour y voir plus clair, j’avais manifestement besoin d’aide. C’est alors que j’ai ouvert le livre de Moreau.


La première difficulté que pose le livre de Grandbois est ménagère : où ranger Les Voyages de Marco Polo dans les grands appartements de la littérature ? Ce n’est certainement pas une œuvre historique ou biographique, mais ce n’est pas non plus une œuvre de fiction, pas vraiment. Même la catégorie « essai », qui passe déjà pour une catégorie fourre-tout, ne convient pas. Sur ces préoccupations ménagères, Moreau nous rassure d’entrée de jeu, cette œuvre « est tout bonnement inclassable » (p.18). Grandbois à la fois réécrit Le Livre des Merveilles de Marco Polo et invente sa propre histoire, et c’est ainsi que l’histoire et la fiction se confondent, que le passé et le présent se rencontrent. Les Voyages de Marco Polo raconte un monde si ancien et si exotique que le lecteur s’y reconnaît à peine, et pourtant, au fil de la lecture, une proximité se crée.



Grandbois relit et réécrit ainsi le livre de Polo à la lumière des productions érudites contemporaines auxquelles celui-ci a donné lieu. Livre d’un livre (que le copiste moderne recopie partiellement), Les voyages est aussi une mise en scène, et en abyme, de la culture livresque de son auteur. Il émane alors de cette œuvre comme un parfum entêtant de vieux grimoire, de parchemin, de spicilège, de palimpseste aussi, qui nous convie à une sorte de voyage ésotérique dans le domaine en creux de la culture, comme, au premier degré, ce drôle de roman ou de récit nous invite à parcourir celui, à plat, de la géographie. (La prose d’Alain Grandbois, p.29-30)



Disons donc que Les Voyages est un roman résolument moderne, au sens hybride et pluriel du terme, avec une « narration à tiroirs » (p.52) qui ouvre, selon l’occasion, sur Venise, sur Mahomet ou sur la Chine, avec une prédilection pour l’énumération et l’accumulation de faits et d’anecdotes, comme chez Flaubert par exemple – le Flaubert de La Tentation de Saint Antoine et de Bouvard et Pécuchet. La modernité littéraire, chez Grandbois, apparaît cependant tout en douceur, elle se présente habillée de la fière sobriété du style classique. Trop souvent, l’esthétique moderne est minée par un souci démocratique d’être universellement comprise et admirée, ce qui se trahit par des procédés grossiers pour s’assurer que le premier venu comprendra que cette œuvre – roman, pièce de théâtre, peinture, musique, danse, performance, peu importe – que cette œuvre brise l’illusion artistique, que ceci n’est pas une pipe, que cet urinoir est une fontaine et qu’en attendant Godot, on pourrait bien se pendre. Les Voyages compose un roman résolument moderne, mais, « décidément, Grandbois n’écrit pas pour le grand public » (p.62). C’est une question de goût et de style, le signe d’une modernité sobre et inquiète, hantée par une « pensée tragique » (p.181), traversée par la hantise d’une modernité aveugle, vandale et triomphante, une modernité devenue folle qui pervertit le grand style en réclames, les voyages en tourisme et le monde, dans son innombrable pluralité, en une société homogénéisée.



Le voyageur pressé d’aujourd’hui s’endort sur son siège réservé au-dessus du Saint-Laurent pour se réveiller le lendemain matin à Paris ou à San Francisco. Après quelques heures de plus, il toucherait Moscou ou atterrirait à Pékin. La traversée de l’océan – tout comme celle du continent – n’a que la durée d’un songe et la vue des vagues au travers d’une trouée au milieu des nuages ne compense pas pour les rouleaux, les embruns, la houle et la saveur saline de l’air frais et humide humé au bastingage. Le monde ne se présente plus à nous sous ces espèces franchement diverses, ces vues kaléidoscopiques, et toutes ces grandes villes dotées d’aéroports internationaux se ressemblent désormais, faute d’arrière-pays. (La prose d’Alain Grandbois, p.95)



Je laisse au lecteur le plaisir de suivre Moreau exposer la pensée de Grandbois sur cette double modernité qui nous tiraille tous, que nous en soyons conscients ou pas. Je veux pour ma part m’attarder plutôt sur le style de Grandbois et résumer les pages lumineuses que propose Moreau à ce sujet. J’ai souligné, plus haut, la fière sobriété de la prose de Grandbois, on pourrait aussi parler de son laconisme, en collant sur son sens ancien, son sens antique. Moreau se fait plus précis et explique que Grandbois recourt constamment à la parataxe, soit la suppression des liens logiques qui coordonnent les phrases entre elles. Moreau cite l’exemple suivant tiré des Voyages : « Cependant les années passaient. Déjà Nicolas et Matteo Polo avaient souvent exprimé à Koulibaï le désir de retourner dans leur pays. Ils se sentaient vieillir, voulaient revoir l’Occident, Venise. Koubilaï souriait, refusait. » Et il explique :


On pourrait sans peine rétablir des verbes copules, des conjonctions : “car ils se sentaient vieillir et c’est pourquoi ils voulaient revoir l’Occident.” Même à l’intérieur de la proposition, les syntagmes sont juxtaposés plus que liés : “l’Occident, Venise”, “souriait, refusait” sont préférés à “et Venise” ou, mieux encore, “et surtout Venise”, ou à “souriait et refusait”, ou encore “souriait mais refusait”. Bref, dans la prose de Grandbois, les liens syntaxiques et logiques sont systématiquement sous-employés, pour favoriser ce que Nepveu appelle “une poétique de la contingence” causée par cet “effondrement des causalités”. (La prose d’Alain Grandbois, p.59-60)


Grâce à la démonstration de Moreau, j’ai ainsi pu mettre des mots sur mon sentiment, j’ai pu comprendre le charme mystérieux qui opérait sur moi à mon insu pendant que je lisais Les Voyages de Marco Polo. J’ai été formé en philosophie, j’ai toujours admiré la clarté de la logique, je suis aujourd’hui professeur de philosophie au cégep et l’une de mes tâches principales peut se résumer à ceci : corriger des textes au moyen de liens syntaxiques et logiques, ajoutant des « donc » et des « car » pour mieux lier les idées entre elles et, du même mouvement, biffant les « donc » et les « car » qui ne servent qu’à déguiser une pensée désordonnée, rectifiant au passage les « dont » et les « que » fautifs. Même à la revue Argument, où je révise plusieurs textes par année, j’ai toujours mon sac de conjonctions sous la main où je puise allégrement. Par souci de clarté, bien sûr, parce qu’une pensée claire et ordonnée s’exprime dans une prose claire et ordonnée.


Mais c’est un pis-aller, parce que la prose littéraire peut très bien se passer de ces conjonctions tout en demeurant limpide. La parcimonie logique de Grandbois crée un contact plus intime entre le lecteur et le texte, elle force le lecteur à s’investir malgré lui et à suppléer les liens manquants, et elle le récompense en lui laissant en souvenir une œuvre plus organique que cérébrale. Et ce principe de parcimonie qui gouverne la prose des Voyages est bien sûr reproduit dans la narration, puis dans le sens de l’œuvre elle-même.



Comme pour les syntagmes, les événements surgissent les uns après les autres, de façon inopinée, sans être soumis à une chaîne de causalité bien définie ; tout comme les réalités du monde et les lieux se succèdent dans le récit de voyage moins suivant un ordre d’exposition qui relèverait d’un système causal réfléchi, d’une mise en intrigue, qu’en fonction des aléas du chemin suivi par les explorateurs. Dans toute leur singularité aussi. (La prose d’Alain Grandbois, p.63)



Le style laconique rejoint alors la pensée tragique. Grandbois a réécrit les voyages de Marco Polo, il en a préservé à la fois le merveilleux et la contingence, dans cet équilibre fragile où se tient la condition humaine, ignorante de son destin et sans maîtrise parfaite sur son monde. C’est la face sobre – et sombre – de la modernité, une modernité fascinée par le passé et inquiète face au présent. Non pas tant par nostalgie que par l’incompréhension de sa propre histoire, de son propre récit. C’est une modernité qui n’a pas, aujourd’hui, très bonne presse, alors que nous célébrons la confiance en soi, alors que nous élevons l’affirmation individuelle en dogme moral et mesurons la réussite personnelle en millions de clics. Il n’est pas surprenant que l’œuvre de Grandbois, écrite dans une prose aussi délicate qu’admirable, soit aujourd’hui un peu délaissée. Il faut remercier Patrick Moreau pour son obstination à ne pas l’oublier.



C’est pourquoi il me semble que ce serait nous montrer particulièrement ingrats à son égard si, obnubilés comme nous le sommes trop souvent par cette dictature de l’instant et d’une contemporanéité de plus en plus oublieuse et réductrice, nous en venions aujourd’hui, au lieu de suivre son exemple, à négliger son œuvre, une œuvre qui s’accorde si bien finalement avec notre temps. (La prose d’Alain Grandbois, p.186)








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