Lecture de : Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, éditions du Cerf, Paris (299 pages)
L’atmosphère est oppressante. Les mots, comme l’oxygène sur les blancs sommets alpins, se raréfient. Cette raréfaction fait s’atrophier la pensée, qui respire de moins en moins profondément. Elle réduit les esprits, de plus en plus formatés par un langage privé de ses nuances les plus expressives, et les entraîne dans des ornières prononcées dont il devient franchement difficile de s’extirper. L’école ne nous y aidera pas. Les grands médias d’information non plus. C’est pourquoi on ne soulignera jamais assez l’importance du dernier ouvrage du sociologue et intellectuel québécois Mathieu Bock-Côté , paru aux éditions du Cerf et intitulé L’empire du politiquement correct.
Combien de fois avons-nous en effet fait référence à cette expression utilisée par Bock-Côté dans le titre de son livre, la lançant comme une évidence à la face de nos adversaires politiques, sans jamais toutefois nous demander si son emploi était légitime? Combien de fois avons-nous rêvé qu’enfin, quelqu’un, quelque part, consacre à ce phénomène une étude sérieuse et approfondie afin de détailler son mécanisme d’action et de rendre plus claire son existence et ses impacts sur la société contemporaine ?
De la possibilité de s’évader
S’il est en effet une chose que l’on reproche fréquemment aux gens qui pensent hors des sentiers balisés de la bien-pensance, c’est bien leur utilisation de termes peu ou pas définis, référant à des concepts peu ou pas observables, peu ou pas quantifiables et dont on ne peut que difficilement être certains de l’existence. L’immense et première qualité du nouvel essai de Mathieu Bock-Côté réside donc en ce qu’un intellectuel sérieux se soit donné la peine de fouiller un de ces termes et de critiquer l’idée qui y est associé. Il fournit en cela à tout une armée d’esprits une assise solide pour comprendre la nature des chaînes dont ils cherchent à se défaire. Il aide à mieux penser la bataille que les vrais esprits libres du 21e siècle ont à mener. Il dessine les plans de la prison pour que l’on sache mieux s’en évader.
Le récent travail de Bock-Côté sur la rectitude politique a donc ce double avantage de permettre aux esprits emprisonnés d’amorcer une réflexion quant à leur évasion et de faire taire ceux qui dictent les règles de la respectabilité intellectuelle – autrement dit ceux qui détiennent les clés de la prison – et qui discréditent régulièrement le clan des mal-pensants en dépeignant leurs outils conceptuels comme de vulgaires intuitions ne tenant pas la route face au réel et n’ayant de ce fait aucune légitimité.
Dans son livre, le sociologue nous convie donc à un examen en profondeur du déploiement actuel de ce phénomène étouffant qu’est le politiquement correct. Son analyse s’inscrit en parfaite continuité avec ses deux derniers ouvrages : Le multiculturalisme comme religion politique et Le nouveau régime. Bock-Côté pousse chaque fois un peu plus loin son analyse. Dans son multiculturalisme comme religion politique, c’est à la doctrine chérie des progressistes post-nationaux qu’il s’attaquait. Dans Le nouveau régime, son analyse s’étendait à toute la nouvelle anthropologie dérivée des radical sixties – généralisation du queerisme par le biais de la théorie du genre, abolition des nations, des frontières et du politique par le biais de l’hyperlibéralisme culturel. Ici, il s’en prend à la limitation de la liberté d’expression et, par extension, à celle de penser qu’entraîne la communion des progressistes au multiculturalisme et à la nouvelle anthropologie dont il est le fruit.
« Depuis un demi-siècle, environ, dans la plupart des sociétés occidentales, le système médiatique a peu à peu transformé la conversation démocratique en monologue progressiste » (p. 20), excluant de ce fait du débat public les préoccupations et les représentants des opinions de très vastes pans de cette population qui vote aujourd’hui pour Trump, le Brexit, Orban ou le Front National, tous largement maudits au sein des médias considérés comme respectables.
Dans son livre, Bock-Côté s’intéresse d’abord à la façon dont les défenseurs de cette idéologie progressiste hégémonique, que l’auteur appelle aussi « régime diversitaire », ont réussi à s’imposer comme les experts auxquels le système médiatique réfère presque exclusivement pour analyser la société, alors que les représentants du conservatisme sont, quant à eux, invités sur les plateaux de télévision pour faire office, au mieux d’étrangetés intellectuelles créatrices de clash, ou, au pire, de dangereux polémistes à combattre résolument.
En lisant L’empire du politique correct, on comprend que les médias ne participent plus aucunement à quelque forme de débat démocratique que ce soit, mais plutôt à un effort pédagogique visant à « rééduquer (…) [l]es catégories populaires, qui traînent souvent la patte et peuvent même devenir goguenardes devant les nouvelles idoles médiatiques. (…) Le mauvais goût ne se pardonne pas, puisqu’il prédisposerait à cette forme suprême d’incivilité qui consiste à mal voter. » (p. 33-34). En s’appropriant le monopole du bien, les élites intellectuelles et médiatiques qui adhèrent au « régime diversitaire » renoncent à la possibilité même d’une société politique, puisqu’on ne discute pas avec les représentants du mal. L’essentiel de la pédagogie qu’elles déploient consiste donc à marteler « qu’il y aurait toujours encore beaucoup de chemin à faire (…) lorsqu’il est question de la représentation des minorités. » (p. 35).
[Q]u’est-ce qu’une démocratie qui sélectionne à l’avance les options politiques qui pourront être débattues publiquement, qui accorde des certificats de respectabilité aux uns et des contraventions morales aux autres, en plus d’interdire certains sujets sensibles ? (L’empire du politiquement correct, p. 21)
Le cinquième pouvoir, censé représenter dans une société démocratique un contrepoids essentiel aux idéologies dominantes, devient ici plutôt juge et partie dans un débat orienté dont il fixe les règles. Certes, des intellectuels conservateurs sont invités sur les plateaux de télévision, mais toujours – ou presque – comme s’ils étaient contraints par les représentants de l’orthodoxie politique actuelle placés à la barre des dites émissions de justifier leur existence, et donc comme si la légitimité de cette dernière n’allait pas de soi. Échapper à cette orthodoxie du bien devient alors, pour ainsi dire, mission impossible. Avoir une tribune, pour un conservateur, le condamne à devoir donner sans cesse des gages de respectabilité ou à courir le risque de se voir définitivement exclu du jeu médiatique. L’orthodoxie est ainsi maintenue, et l’autorité des curés qui la défendent n’est que rarement inquiétée.
Les deux solitudes
La thèse de la domination sans faille d’une telle orthodoxie discursive et intellectuelle peut tout de même sembler étonnante, voire difficile à défendre, surtout lorsqu’on prend acte de la poussée, partout en Occident, des partis décrits comme populistes, nationalistes voire d’extrême-droite. Ne serait-ce pas plutôt l’inverse à quoi on assisterait, c’est-à-dire à une hégémonie des idées conservatrices ? On accuse en effet fréquemment les représentants de la droite et du conservatisme de se victimiser en prétendant faire les frais d’une rectitude politique étouffante qui les priverait des tribunes auxquelles ils auraient droit alors que leur point de vue serait en fait politiquement dominant, mettant ainsi en danger la marche du progrès diversitaire.
Pour peu qu’on lise L’empire du politiquement correct avec un peu d’attention et un minimum de respect pour la pensée de l’auteur, il nous apparaîtra évident que Mathieu Bock-Côté établit une différence fondamentale entre l’écosystème éditorial formé par les grands médias et fréquenté par les intellectuels considérés comme respectables et les peuples constituant les nations occidentales qui, eux, sont naturellement sensibles à ces « faits divers qui révèlent au quotidien la décomposition du vivre ensemble diversitaire » (p. 59) et qu’on tend désormais à qualifier de fake news.
Cette déconnection entre des peuples majoritaires, qui continuent de se percevoir comme les héritiers d’appartenances nationales au cœur du processus démocratique et les détenteurs historiques de la souveraineté sur leur territoire, et des discours médiatiques dominants consacre chaque jour davantage à la fois la colère du peuple face à des médias obstinément non-représentatifs de ses sensibilités et le mépris croissant dont fait preuve l’élite médiatique et intellectuelle face à celui-ci. Elle le considérera trop ignare pour avaler la bonne nouvelle qu’elle lui assène pourtant chaque jour à grands coups de pédagogie et de réforme langagière – écriture inclusive, établissement d’une novlangue condamnant certains mots et en prescrivant d’autres, etc.
Plus le fossé entre ces deux solitudes sera consommé nous explique en somme Bock-Côté, plus la pédagogie progressiste transmise par les médias se fera à la fois insidieuse et violente, plus on intimera aux populations majoritaires la nécessité de faire acte de contrition et d’éprouver une honte perpétuelle à l’égard d’elle-même, de ses racines, de son passé et de ses intuitions politiques devenues des déviances psychiatriques.
Plus elle se verra ébranlée par une population globalement opposée à elle, plus l’orthodoxie diversitaire sombrera dans un déni de réalité radical, nous explique l’auteur.
Il faut contraindre l’homme au mensonge pour briser ses ressorts moraux et ses cadres mentaux. Il doit basculer dans le monde idéologiquement dédoublé et reconstruit et ne plus être capable d’en sortir. L’emprise absolue de l’idéologie sur le réel, qui doit à terme s’y substituer, est la caractéristique fondamentale du totalitarisme. (L’empire du politiquement correct, p. 39)
Comme Giacomo Casanova qui, en 1755, fut enfermé dans la prison vénitienne des Plombs et qui écrivait, dans le récit de sa fuite, « j’étais dans un endroit où si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes, où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges, où la fantaisie échauffée devait rendre la raison victime ou de l’espérance chimérique ou de l’affreux désespoir[1] », le citoyen occidental lambda, à mesure qu’il contestera le récit médiatique, se verra piégé, étouffé et enfermé dans l’équivalent intellectuel des Plombs vénitiens.
Conservateur ou réactionnaire ?
Face à la puissante strangulation qu’inflige à la démocratie le politiquement correct diversitaire, Bock-Côté ne cache pas de se ranger dans le camp des conservateurs, qu’il prend soin de différencier de celui des réactionnaires. « Si le conservateur, écrit-il, a souvent tendance à croire que tout va mal, le réactionnaire croit que tout est foutu. Le premier croit conséquemment aux vertus du politique alors que le second se réfugie dans le mythe d’une catastrophe rédemptrice, où les hommes payeraient leurs fautes et en reviendraient à une civilisation plus saine. (…) C’est le fantasme effrayant de la guerre civile rédemptrice, censée purifier la cité et lui redonner sa virile jeunesse. Autant le réactionnaire peut être un écrivain lumineux, autant en politique, il a trop souvent tendance à se comporter comme un illuminé. » (p. 210)
Plus loin, l’auteur ajoute que « tout le génie de la démocratie libérale consiste à éviter la conversion de l’adversaire en ennemi. » (p. 262) On comprend ici que de cette noble démocratie libérale ancienne, aujourd’hui anéantie par les guerriers de la justice sociale, constitue un idéal qu’il souhaite voir les sociétés occidentales doucement se réapproprier. Disparition de l’ennemi intellectuel à abattre, retour de la discussion entre adversaires légitimes, apaisement général, éloignement du chaos, retour à la raison. C’est en s’en tenant coûte que coûte à ces principes que Mathieu Bock-Côté propose de résister à l’ensauvagement politique vers lequel nous mènent les inquisiteurs de la rectitude politique.
Il faudrait réapprendre à penser un conflit politique réel, substantiel, passionnel, même, mais délivré de l’imaginaire de la guerre civile et capable d’amener les hommes à poursuivre, malgré tout, l’œuvre commune que rend possible la cité. (L’empire du politiquement correct, p. 262-263)
On peut toutefois citer ici Julien Freund qui, lors de sa soutenance de thèse, disait à son directeur qui faisait l’éloge du pacifisme : « c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin[2]. »
N'en est-il pas de même chez les intellectuels ? Les opposants à l’empire du politiquement correct que décrit Bock-Côté sont-ils responsables du fait d’être désignés comme des ennemis et traités comme tels par l’élite médiatique et intellectuelle ? En ce sens, le réactionnaire n’est-il pas celui qui détient la clé de la prison ? Aller sur son terrain et attaquer frontalement celui qui fait de nous l’ennemi consiste-t-il vraiment à lui concéder la victoire en acceptant le rôle qu’il nous accole, ou plutôt à se tenir courageusement debout face à lui, ce que fait indubitablement Bock-Côté lui-même par ailleurs ?
Se refuser à la guerre lorsqu’on jette sur nous une pluie d’obus engendre-t-il le retour à la paix ? Cela ne nous condamne-t-il pas plutôt à une mort certaine ? De même, demeurer attaché à la démocratie libérale et au « conflit civilisé » qu’elle est censée engendrer alors qu’il y a au moins 20 ans que la possibilité même de celui-ci est disparu par la faute de progressistes illuminés et hargneux s’étant emparés du monopole de la vertu et du droit de mener une guerre juste contre le mal peut-il restaurer quelque équilibre passé que ce soit ? La question mérite d’être posée, et on aurait aimé que l’auteur la soulève afin d’approfondir sa position par rapport au conservatisme et à la posture réactionnaire. Il s’agit du seul angle mort de cet essai politique par ailleurs passionnant et essentiel.
Ébranler les murs du temple
On pourrait croire que, face à la domination idéologique de l’empire du politiquement correct, aucune offensive ne puisse véritablement porter fruit. Mathieu Bock-Côté n’a cependant de cesse de nous prouver l’exact contraire. On sent en effet, dans chacun de ses ouvrages, ainsi que dans ses innombrables interventions médiatiques au Québec comme en France, qu’il ébranle sérieusement les murs de cette étouffante prison intellectuelle propre à notre étrange époque. Il assène sur ses murs bétonnés de vigoureux coups de masse. De son verbe généreux et fier, de sa pensée foisonnante et sans tabous, ça n’est pas au simple agrandissement de notre cellule politique qu’il nous convie mais, on le sent bien, à une mise à sac de la geôle entière. Sans effusion de sang. Sans violence. Sans hauts cris. Lentement, mais sûrement. Patiemment. Un mot, un livre à la fois. Laissant l’hystérie à des adversaires ébahis de ne plus avoir le monopole du bon et du juste.
Il faut donc impérativement lire L’empire du politiquement correct. Il en va de la sauvegarde d’une parole libre et de la possibilité de réfléchir sans ornières.
[1] CASANOVA, Giacomo (2010). Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle Les Plombs, Éditions Allia, Paris, p. 31
[2] TAGUIEFF, Pierre-André (2008). Julien Freund : au cœur du politique, La Table Ronde, coll. Contretemps, 160 pages