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Maxime Huot Couture

L’éloquence au temps des médias sociaux

Lecture de : Alexandre Motulsky-Falardeau, La rhétorique aujourd’hui, Presses de l’Université Laval, coll. À propos, 2018 (90 pages).


Le simple fait de lire le mot « rhétorique » provoque aujourd’hui notre suspicion. Ne sommes-nous pas en effet quotidiennement confrontés à des « discours rhétoriques », à une « rhétorique trompeuse » (généralement de la part de nos adversaires idéologiques) ? Selon Alexandre Motulsky-Falardeau, chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, conférencier et fondateur de l’École de rhétorique, cette incompréhension du mot occulte le sens plus noble de la rhétorique comme « art du discours » et, qui plus est, son utilité pour la vie démocratique.


La rhétorique, née dans l’Antiquité grecque, est rapidement devenu un pilier de l’éducation classique occidentale. L’enseignement du « trivium », soit la grammaire, la rhétorique et la dialectique, les trois arts inférieurs des sept arts libéraux (les quatre autres étant l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique), a connu son apogée au Moyen-Âge et s’est perpétué jusqu’à nos jours. Depuis quelques décennies, toutefois, cet enseignement a considérablement périclité pour n’être plus que marginal ; ce déclin correspond au Québec à la fin du fameux cours classique.


Ceci dit, le livre de Motulsky-Falardeau s’inscrit dans un courant récent de redécouverte de la tradition rhétorique. Cette redécouverte se fait encore timide dans l’espace francophone[1], en comparaison du monde anglo-saxon[2]. L’ouvrage, mi-essai, mi-manuel, est donc une contribution originale au panorama littéraire francophone et québécois.



Le monde de la rhétorique


Comme le souligne d’emblée l’auteur, une réflexion sur la rhétorique comme « art de persuader » est pertinente dans notre contexte où la communication connaît « une explosion sans précédent » (p. 1), notamment par les médias sociaux. Le foisonnement de paroles et d’idées qui en découle demande plus que jamais un discernement et un outillage intellectuel que peut nous fournir l’art millénaire de l’oratoria. Bien sûr, la rhétorique n’est ni une science exacte, ni une formule magique. C’est par l’entraînement, insiste Motulsky-Falardeau, qu’on sera en mesure de développer un véritable esprit critique et de se protéger des rhéteurs malhonnêtes (p. 2).


Pour ce faire, expose-t-il brièvement à la fin de l’introduction, il faut généralement respecter cinq étapes : évaluer la crédibilité de la personne qui parle (ce que la tradition a nommé l’ethos) ; identifier la figure de rhétorique et sa fonction dans le discours (l’intention) ; examiner la cohérence des arguments (le logos) ; porter attention à l’état émotionnel du récepteur (le pathos) et finalement, ajoute-t-il avec un souci plus contemporain, faire preuve de respect et d’un esprit favorable au dialogue.


Le premier chapitre du petit ouvrage (90 pages) expose « la petite histoire de la rhétorique ». Déjà, au début du 4e siècle av. J.-C., Platon, dans le dialogue Gorgias, utilise le mot rhêtorikê pour décrire l’art de persuader des sophistes (p. 5). L’auteur souligne le fait important que cet art est très probablement né dans le contexte des procès politiques au sein des nouvelles institutions juridiques d’Athènes, où il s’agit de plaider pro et contra et de convaincre un jury. La rhétorique est donc une forme de communication circonscrite, qui « a un domaine propre, celui des femmes et des hommes, celui des affaires humaines, et plus précisément celles qui concernent un type particulier d’échanges » (p. 7), soit un litige moral ou juridique.


Alors que le langage sophistique porte sur ce qui n’est pas (et ne peut pas être), et que le langage poétique porte sur ce qui n’est pas, mais qui pourrait être, le langage rhétorique porte sur « ce qui est, mais qui pourrait être autre ». Il revient à Aristote d’avoir systématisé le premier la discipline rhétorique en y consacrant un traité entier, dont s’inspirent substantiellement encore aujourd’hui des théories de la communication comme celle de Chaïm Perelman[3], qui voit dans la rhétorique une « philosophie du raisonnable » (p. 9-10).



Dans une certaine mesure, nous essayons tous de combattre ou de soutenir une raison, de défendre, d’accuser. Ainsi pratique la rhétorique celui qui essaie ou de combattre, ou de soutenir, ou de défendre, ou d’accuser. (La rhétorique aujourd’hui, p. 9)



Le système rhétorique


Le deuxième chapitre présente les grandes lignes du système rhétorique, tel que l’ont pensé successivement ses grands théoriciens. La rhétorique se divise en trois « moments » généraux. D’abord, l’invention consiste à répertorier tous les moyens possibles de persuasion dans un contexte donné. L’orateur se demande ici : Quel est le sujet principal de l’allocution ? Qui sont les auditeurs ? Quel est le but recherché ? Ensuite, la disposition est l’ordonnancement du raisonnement et des effet discursifs dans le discours. Comme l’affirme l’auteur, cet ordre « n’est pas logique, il est psychologique » (p. 18), il se construit selon les réactions imaginées du public. Traditionnellement, on divise la disposition en cinq étapes : l’exorde (l’ouverture) ; la narration (les faits en jeu) ; la confirmation (les arguments pour et contre) ; la digression (la pause) et finalement la péroraison, où « on conclut avec le plus de force et de clarté possible pour convaincre l’auditoire » (p. 20). La troisième partie du discours rhétorique est l’élocution, c’est-à-dire les effets de style du discours comme le ton, le niveau de langage ou les gestes.



Certes, je persuade grâce au discours que je prononce, mais je dois aussi m’appuyer sur qui je suis et sur qui est l’auditoire auquel je m’adresse si je veux être persuasif. Évidemment, je dois être crédible si je veux être convaincant, mais, inversement, si mon discours est incompréhensible, j’ai beau être crédible, je ne persuaderai personne. (La rhétorique aujourd’hui, p. 16)



Pour illustrer ces traits du système rhétorique, le troisième et dernier chapitre, de loin le plus long, consiste en une pléthore d’exemples concrets de lieux rhétoriques (schémas argumentatifs) et de figures de discours (figures de construction, figures de sens, figures de mot, figures de pensée), qui donnent de la consistance au discours rhétorique, qui le rendent vraiment persuasif. Ces exemples sont tirés des journaux, des bulletins de nouvelles et même de publicités et ont été recueillis notamment avec l’aide des étudiants de l’auteur.


Alexandre Motulsky-Falardeau revient en conclusion sur la spécificité de la rhétorique comme discours. Celle-ci ne provient pas d’un souci de domination chez quelques-uns, mais existe par la nature même des choses humaines, qui ne peuvent être réduites à la logique, à la science ou à toute autre « expertise ». « Le discours rhétorique sous-entend qu’il peut y avoir contestation ou du moins hésitation » (p. 86). La rhétorique est non seulement utile pour faire face aux situations morales et politiques contingentes, mais véritablement nécessaire pour bâtir un bien commun. C’est pourquoi, selon l’auteur, l’éducation à la citoyenneté « passe nécessairement par l’enseignement de la rhétorique », afin que « la démocratie devienne plus qu’un discours ou une notion abstraite » (p. 89-90).



J’ai une vision sur la rhétorique. Cette vision est née d’un désir de changer le monde. Pour que nous vivions dans un monde meilleur. (La rhétorique aujourd’hui, p. 89)



Raison et politique


L’ouvrage d’Alexandre Motulsky-Falardeau est bien écrit, accessible et relativement exhaustif par rapport à son format. Soulignons la présence à la page 17 d’un schéma pédagogique original et efficace sur le système rhétorique. Ce petit livre constitue donc une bonne introduction à la rhétorique, avant de se lancer éventuellement dans la lecture de traités plus imposants sur le sujet, tels que ceux qui ont été mentionnés en bas de page au début de cet article.


On peut toutefois regretter la disparité quantitative entre les chapitres plus théoriques (1 et 2) et le chapitre plus pratique (3). Une présentation théorique et historique un peu plus exhaustive aurait été utile pour mieux comprendre notre méfiance envers la rhétorique. Cette transformation est intimement liée à la compréhension moderne de la politique et de la raison, différente de celle qu’en avaient les Anciens. La rhétorique n’est pas simplement le mode de discours le plus approprié à la politique ; bien plus encore, elle est constitutive de la communauté politique, puisque la persuasion suppose et nourrit à la fois des références communes, un monde commun. Ainsi la suspicion aujourd’hui répandue envers la rhétorique, bien que tributaire de certains abus de discours (aux conséquences parfois graves), est causée en grande partie par un manque de lieux communs.


Plus généralement, la rhétorique envisage la politique dans une perspective pratique : l’action qui obéit au kairos de la situation contingente. Elle est une recherche du bien commun effectif, au-delà des normes universelles abstraites ou du politiquement correct. Dans cette perspective, il aurait été intéressant que l’auteur se penche davantage sur ce rapport entre la rhétorique et les normes politiques actuelles, ainsi que sur les obstacles à l’enseignement rhétorique comme éducation civique. Car si la rhétorique peut certes contribuer à la bonne santé de la démocratie, ce n’est pas toute conception de la démocratie qui est favorable à la rhétorique.












[1] Roselyne Koren, Rhétorique et éthique. Du jugement de valeur (Paris, Garnier, 2019), Pierre Chiron, Manuel de rhétorique ou Comment faire de l’élève un citoyen (Paris, Les Belles Lettres, 2018) et Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique (Paris, Presses Universitaires de France, 2013) en sont des contributions récentes.


[2] Quelques titres importants : Ronald Beiner, Political Judgment (Chicago, The University of Chicago Press, 1983); Benedetto Fontana, Cary J. Nederman et Gary Remer. Talking Democracy. Historical Perspectives on Rhetoric and Democracy (University Park, The Pennsylvania State University Press, 2004); Bryan Garsten, Saving Persuasion (Cambridge, Harvard University Press, 2006).


[3] Voir notamment Traité de l'argumentation, la nouvelle rhétorique, avec Lucie Olbrechts-Tyteca (Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1958) et L'Empire rhétorique (Paris, Vrin, 1977).

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