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  • David Santarossa

Liberté d'expression : la ligne de risque

Lecture de : Normand Baillargeon (dir.), Liberté surveillée, Montréal, Leméac, 2019


Patrick Moreau, le rédacteur en chef de la revue Argument, publiait en 2017 Ces mots qui pensent à notre place ; dans son édition de l’automne-hiver 2018-2019, la même revue Argument présentait un dossier sur la censure ; Judith Lussier faisait paraître cet hiver On ne peut plus rien dire et Mathieu Bock-Côté lance ce printemps en France et au Québec L’empire du politiquement correct. Il est évident que les intellectuels de tous les horizons politiques sont préoccupés par la manière dont se prend la parole dans l’espace public. Devant l’importance du sujet et ce florilège de réflexions, Normand Baillargeon a décidé pour sa part de diriger Liberté surveillée chez Leméac Éditeur, un collectif qui porte sur la liberté d’expression. Ce recueil de neuf essais diversifiés sur le plan intellectuel est à l’image de l’ancien professeur de l’UQAM. Ceux qui le suivent sur les réseaux sociaux ou dans ses écrits savent qu’il n’hésite jamais à partager et à discuter des idées avec lesquelles il est en désaccord. Il aime voir des positions contraires débattues comme ce devrait être le cas en démocratie.


Ce collectif se sépare en trois grandes parties. La première section s’intéresse à la liberté d’expression du point de vue juridique. La seconde aborde la question en se penchant sur certains débats à l’intérieur du féminisme. L’essai se conclura avec deux textes qui portent plus particulièrement sur la liberté universitaire.



Présentation et prise de position de Baillargeon


Le premier essai, celui de Normand Baillargeon, sert à la fois de présentation des autres textes tout en constituant une prise de position sur le sujet. Baillargeon se présente comme un défenseur de la liberté d’expression et de la liberté académique qu’il voit comme deux piliers de notre société démocratique.


Sa défense de ces libertés passe essentiellement par la quête de la vérité et il reprend quasi tels quels les arguments de John Stuart Mill sur cette question : considérant que nous aspirons à la vérité, mais que personne ne la détient dans sa totalité, il est important d’entendre les différentes voix pour tenter de l’atteindre – même si on sait pertinemment qu’on n’y parviendra jamais. Baillargeon rappelle avec raison que même les opinions qui sont dans l’erreur peuvent contenir une partie de vérité. D’après ce préambule, si une personne est invitée par l’université et présente des faits et des arguments pour soutenir une thèse (dans une démarche de recherche de la vérité), on ne peut pas la priver de parole. C’est avec ce bel appel au dialogue sur des bases rationnelles que Baillargeon termine son essai et que s’ouvrent les autres textes de ce collectif.



Si la liberté signifie quelque chose, comme le disait avec raison Orwell, c’est bien le droit de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. (Normand Baillargeon, Liberté surveillée, p. 34)



État de la liberté d’expression


Dans son essai, Pierre Trudel dresse un état des lieux de la liberté d’expression en Occident. Nous retenons de son travail la distinction qu’il établit entre la liberté d’expression en tant que principe juridique et en tant que principe éthique. D’un point de vue juridique, il semblerait que la liberté d’expression soit de manière générale respectée dans les pays occidentaux quoique certaines différences persistent dans son application selon le contexte constitutionnel. Les débats en la matière se situent surtout autour du discours haineux. C’est en effet à partir de ce concept qui relève en grande partie d’une réflexion éthique que certains voudront déterminer les limites de la liberté d’expression.


Le texte suivant, celui de Jocelyn Maclure, tente justement d’établir cette limite. Selon Maclure, le discours haineux nuit aux personnes qui le subissent, car il porte atteinte à leur dignité et, pour cette raison, il est légitime de punir ces propos (comme c’est déjà le cas au Canada). Maclure perçoit cependant les dérives potentielles de ces lois sur le discours haineux et reconnait que l’interdiction doit s’appliquer uniquement aux discours qui augmenteront considérablement la probabilité que les membres du groupe visé fassent l’objet d’une forme d’exclusion. Dans cette conception probabiliste du discours haineux, Maclure semble établir qu’il y a une différence de degré entre le discours offensant et le discours haineux. Toutefois, une telle différence, si elle est mal définie, peut mener à des dérives et le texte qui suit en offre un bon exemple.


Le texte de Maryse Potvin et de Siegfried L. Mathelet est fouillé et s’appuie sur bons nombres de décisions juridiques – le néophyte en la matière sera parfois étourdi par un si grand nombre de références. Les auteurs définissent d’emblée leur point de vue sans équivoque en identifiant le refus du multiculturalisme au racisme. Les auteurs assimilent ensuite l’ADQ de 2007, le PQ de la Charte - et on peut s’imaginer que la CAQ d’aujourd’hui entre aussi, selon eux, dans le lot - à des partis racistes et potentiellement d’extrême droite. Les auteurs continuent leur texte en expliquant, un peu comme Maclure, qu’un discours haineux est un discours qui peut mener à de la violence contre le groupe visé.

On nous dit même que la cour s’est déjà prononcée sur le fait qu’il était constitutionnel de ne pas prendre en compte l’intentionnalité du discours ni la question de sa véracité pour conclure au caractère haineux de celui-ci. On comprend par la suite où se dirigent les auteurs. Comme plusieurs chroniqueurs de la presse périodique et même certains intellectuels critiquent l’islam ainsi que le multiculturalisme et qu’il y a eu l’attentat à la mosquée de Québec en 2017, les auteurs semblent considérer que ces discours sont haineux et qu’ils devraient être punis par la loi. Heureusement, les auteurs paraissent être tout de même conscients qu’il est très complexe de prouver une telle chose devant un juge.


Si les auteurs de ce texte s’inquiètent légitimement des groupes d’extrême-droite et nous rappellent de toujours traiter avec nuances les sujets sensibles, ils exagèrent en stigmatisant 70% des députés (CAQ + PQ) de l’Assemblée nationale et ne se rendent pas compte que leur discours dégrade l’éthique du discours public. La laïcité républicaine peut être critiquée, mais c’est une erreur d’en faire une mesure raciste.

Ajoutons que la définition élargie du discours haineux proposée par les auteurs est la crainte de tous les défenseurs de la liberté d’expression et représente une dérive que Maclure se refusait de voir dans le texte précédent. Cette dérive empêche la libre expression d’idées et elle met dans le même panier les critiques légitimes et les discours haineux parce qu’elles mèneraient toutes les deux à des actions violentes.



Liberté d’expression chez les féministes


Dans leur essai, Diane Guilbault et Michèle Sirois abordent les tensions entre le féminisme universaliste et le féminisme intersectionnel en se penchant sur trois sujets principaux : le voile, la prostitution et la question du genre. Ces deux féministes universalistes parlent peu de liberté d’expression dans leur texte, mais cherchent plutôt à démontrer que leurs positions sont parfaitement légitimes dans le débat public et qu’elles ne méritent pas la censure qu’elles ont subie : insultes (transphobie, misogynie), intimidation, « désinvitation », etc. En effet, on peut s’imaginer qu’une insulte, justifiée ou non, catégorise un certain discours pour le placer sous le joug de l’infréquentable, ce qui participe à une certaine forme de censure et peut mener surtout à une autocensure parce que personne ne souhaite être classé dans le camp des racistes ou des sexistes.


Le collectif se poursuit avec un texte de Rhéa Jean, qui a vécu ce type de censure, en l’occurrence la perturbation de sa conférence sur la question du genre à l’UQAM en 2016. À la lecture de son texte, on comprend que les groupes féministes se déchirent sur une question essentielle, à savoir ce qu’on entend lorsqu’on utilise le mot « femme ». D’un côté, celui de Rhéa Jean, nous avons celles qui disent qu’une femme est une personne avec un appareil génital féminin (cette position sera critiquée, car prétendument transphobe). De l’autre, nous avons les féministes intersectionnelles qui défendent l’idée que par « femme » on doit entendre toutes les personnes qui se sentent« femmes ». Rhéa Jean critique ce concept de sentiment d’être une femme parce qu’il ferait référence aux stéréotypes féminins que le féminisme a historiquement contestés. À ses yeux, une femme qui aime le sport et la construction, deux traits « typiquement » masculins, demeure une femme. Autrement dit, ce sentiment féminin enfermerait les femmes dans certains stéréotypes. Plus loin, Rhéa Jean soulève plusieurs problèmes concrets qui découlent de cette question de définition et qui ont eu un écho important dans l’actualité : les personnes avec un sexe masculin qui se sentent femmes peuvent-elles se changer dans les vestiaires des femmes, entrer en compétions sportives avec les femmes et même gagner des bourses de sports-études destinées aux femmes ? Une personne avec un sexe masculin se considérant comme une femme peut-elle être accueillie dans un refuge pour femmes battues ? Ces questions méritent d’être débattues, elles nous touchent tous personnellement et collectivement, car elles redéfinissent des concepts clés pour nous comprendre, d’autant plus qu’elles ont des répercussions concrètes dans la vie de tous les jours comme le démontre la liste d’exemples mentionnés ci-dessus, qui est, disons-le, loin d’être exhaustive.


Soulignons que Rhéa Jean n’est pas insensible aux autres, spécialement aux personnes intersexuées, c’est-à-dire celles qui sont nées sans les caractéristiques sexuelles de l’homme ou de la femme. Elle souhaite les accommoder, mais sans que ces accommodements entraînent des conséquences négatives pour les femmes. Bref, Rhéa Jean s’inscrit dans une démarche de recherche de la vérité tout en ayant une sensibilité pour ceux qui vivent une expérience difficile et son discours mérite sa place à l’université et ne devrait pas subir une telle censure.


Le dernier texte de ce deuxième ensemble est celui d’Annie-Ève Collin, qui, elle aussi, a subi plusieurs formes d’intimidation en raison de ses positions sur l’islam, la laïcité et l’idée de genre. L’auteur ouvre sa réflexion de manière assez classique en reprenant la thèse défendue par John Stuart Mill de l’importance de la liberté d’expression pour la recherche de la vérité. L’apport original de Collin est qu’elle considère comme un problème de liberté d’expression le fait que certains témoignages deviennent aujourd’hui des vérités indiscutables. Une personne blanche ne pourrait - j’utilise le verbe pouvoir à dessein ici – pas, par exemple, parler de racisme parce qu’elle n’en vivrait pas. Elle devrait se taire et écouter ce que les personnes qui subissent du racisme ont à dire ; c’est d’ailleurs une idée qui ressemble beaucoup au concept d’appropriation culturelle. Il est évident que ceux qui vivent une expérience particulière ont un angle privilégié pour en parler. Ainsi, il va de soi qu’une mère est mieux placée qu’un homme sans enfant pour parler de la grossesse. En revanche, cet accès privilégié n’empêche pas qu’on puisse discuter et même avoir un discours rationnel sur un sujet donné même si celui-ci ne nous touche pas directement. On se rappellera d’ailleurs qu’un homme peut très bien être gynécologue, et donc en connaître davantage que bien des mères sur la reproduction humaine. Collin nous rappelle ici que la vérité d’une affirmation repose sur la démarche qui y mène et non pas sur l’identité de celui qui la dit.



L’une des conditions pour que la démarche utilisée soit fiable est précisément de laisser les positions opposées être librement exprimées et défendues. C’est ainsi que ceux qui connaissent la bonne réponse à une question donnée ont l’occasion de répondre aux objections, ce qui les amène à rappeler pourquoi leur réponse est vraie. Si on oublie pourquoi une réponse est vraie, et qu’on ne fait que la répéter sans savoir pourquoi, on ne SAIT plus qu’elle est vraie. (Annie-Ève Collin, Liberté surveillée, p. 221)



Troisième partie


Cette troisième partie commence avec un texte de Joseph Yvon Thériault,, qui s’ouvre sur l’idée que le conflit est inhérent à la démocratie et que ce n’est pas inédit qu’on tente de faire taire les voix opposantes. Thériault nous rappelle avec raison que ceux qui viennent perturber les conférences sont dans la légalité et qu’ils utilisent aussi leur liberté d’expression (du point de vue légal). Dans le cas de Rhéa Jean par exemple, les militants ne l’ont pas empêché de s’exprimer, même s’ils ont exercé des pressions pour interrompre sa présentation. La clé pour comprendre ce genre de dérives serait l’absence d’une institution capable de nommer les règles du conflit. Thériault souhaite que l’université soit plus franche dans ses prises de position pour défendre des cas comme celui de Rhéa Jean. Une telle prise de position ne changera peut-être rien aux manifestations des militants, mais il est certain que l’appui des institutions universitaires est important dans ce débat, même s’il n’est que symbolique.


Finalement, Jean-Marie Lafortune et Hans Poirier concluent ce collectif en distinguant la liberté d’expression de la liberté universitaire. Cette dernière est nécessaire dans la recherche de la vérité et il est inévitable que cette recherche dérange parce qu’elle ébranlera tôt ou tard nos certitudes. Les auteurs défendent alors l’idée selon laquelle cette quête de connaissances et ses bienfaits pour l’ensemble de la société ont une plus grande importance que le désagrément causé par une croyance ébranlée.


Ces deux membres de la communauté universitaire reconnaissent donc que l’intimidation peut nuire à la liberté d’expression des chercheurs, mais il y a aussi, soulignent-ils, bien d’autres phénomènes qui peuvent y nuire. Par exemple, le désir de rendre l’université rentable qui se concrétise en désinvestissant dans les départements qui « ne rapportent pas » (sciences humaines, lettres, philosophie, etc.), ce qui nuit à la liberté universitaire puisque celle-ci se caractérise par une libre recherche de la vérité qui nécessite bien évidemment du financement et non pas seulement un espace libre pour discuter. C’est en effet un aspect de la liberté universitaire dont on parle rarement dans l’espace public.



[...] l’université doit se protéger aussi bien des pouvoirs externes (politiques, économiques, religieux) que des groupes d’influences internes (composés principalement d’étudiants et d’administrateurs). Elle doit avancer dans des pistes compatibles avec les besoins sociaux sans devenir le valet des groupes sociaux ou l’instrument du capital. Pour les personnes et les groupes pour qui le projet académique n’est pas emballant, il y a d’autres tribunes. (Jean-Marie Lafortune et Hans Poirier, Liberté surveillée, p. 262)



Conclusion


En conclusion, retenons que la prise de parole pour dénoncer les discours intolérants est nécessaire. La population, les journalistes et les intellectuels ne doivent pas hésiter à condamner ces propos et à faire appel aux tribunaux lorsque nécessaire. Les défenseurs de la liberté d’expression doivent cependant accorder autant d’attention aux « désinvitations » et autres tentatives de censure qu’aux propos intolérants dans l’espace public. Leur prise de parole ne doit pas nourrir la rectitude politique ni amalgamer le discours offensant au discours haineux. Après la lecture de l’essai, ce dernier concept reste d’ailleurs flou et ce qui précède nous montre qu’un manque de précision dans sa définition peut mener à son instrumentalisation pour censurer les discours qui nous déplaisent. Gardons aussi en tête que la liberté d’expression n’est pas garante d’un débat sain. Se donner la liberté, c’est aussi accepter le risque que le débat prenne une tournure qui serait à éviter. Ce risque apparaît néanmoins plus petit que la prétention à distinguer unilatéralement le vrai du faux, le bien du mal.















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