Lecture de : Alain Deneault, Faire l’économie de la haine. Essai sur la censure, Écosociété, 2018
Notre époque entretient avec le réel un rapport trouble. C’est impunément que la richesse s’accumule, allant parfois à l’encontre de la vie elle-même, et ce dans le plus grand mépris des peuples, des cultures et des écosystèmes. Contrairement à ce qu’en disent nos élites intellectuelles, culturelles et médiatiques, le capitalisme globalisé ne tolère aucune parole dissidente. Alain Deneault, philosophe et essayiste, en sait quelque-chose. Il avait été poursuivi, avec son éditeur, pour « diffamation » par deux entreprises minières canadiennes peu après la parution en 2008, de Noir Canada, pour avoir critiqué publiquement les pratiques d’exploitation de ces compagnies, au détriment des peuples et des territoires africains. Cette épuisante et coûteuse cabale judiciaire lui avait inspiré à l’époque un « poème théorique », L’économie de la haine, qui fut récité au cours d’un spectacle organisé pour l’appuyer. Vint peu après, en 2011, la première mouture d’un essai publié sous le même titre et qui en était un prolongement. La seconde édition de cet essai, parue au printemps 2018, fait l’objet de la présente recension. Je le dis d’emblée : je suis un admirateur de Deneault l’essayiste, tout comme de Deneault l’activiste. Il serait donc vain de chercher dans cette recension quelque trace d’« objectivité journalistique »; ce texte sera complaisant, que le lecteur en soit averti. Or, loin d’y voir une limite de ma lecture de cet essai, je crois au contraire avoir trouvé dans ces accointances idéologiques un appui pour esquisser ici quelques réflexions non seulement sur le livre, mais également afin de mieux comprendre la démarche artistique de son auteur.
Le discours
Qu’entend-on par économie de la haine? Le syntagme, ici, revêt deux significations complémentaires : d’une part, il désigne une économie qui carbure à la haine, au sens usuel du mot « économie », c’est-à-dire l’économie de marché capitaliste; d’autre part, il renvoie aussi à un acte de dissimulation, tant à soi-même qu’à autrui : « haïr sans qu’il n’y paraisse ». La violence que permet le régime est non seulement tue, mais elle agit d’elle-même, sans qu’il n’y ait besoin de l’exprimer, ni même de la ressentir; on peut alors en faire l’économie.
Spolier des populations : oui. Soutenir des dictatures : oui. Armer des chefs de guerre : oui. Mais ne jamais inscrire cette activité dans la catégorie de la haine. Mener des actes de haine sans assumer le sentiment lui-même. Ne pas éprouver de jouissance mêlée de honte en écrabouillant un peuple. Ne pas éprouver de frissons en ordonnant soi-même une livraison d’armes. Ne pas afficher de sourire sardonique en privant une population de ses arbres, de ses sols, de ses poissons, de ses droits, de son honneur. Considérer moins les colonnes de chars que les colonnes de chiffres. En tout temps faire l’économie de la haine. (Faire l’économie de la haine, p.9)
Ce régime économique assoit donc son pouvoir sur une violence difficile à appréhender et à constater. Elle s’exerce en catimini, légitimée par les vocables tendancieux d’une élite médiatique et scientifique complaisante. Les médias et les experts patentés se pavanent du côté du bien, de l’humanisme et de la rationalité. La mainmise sur les capitaux s’accompagne du pouvoir de façonner les termes par lesquels on pense la vie civique. S’inspirant de thèses provenant notamment du freudo-marxisme et de la « théorie critique » (École de Francfort), Deneault dénonce une idéologie qui agit à la manière d’un écran renvoyant du monde et de nous-mêmes une image agréable, recouvrant la « texture entière du réel » et se déployant en « une multitude de représentations cohérentes voulues par des firmes de relations publiques, de marketing, de lobbying et de presse (p.19) ». Il suffira alors aux puissants « d’imposer de manière intéressée un enchevêtrement de lieux communs composant une éthique, un lexique, une doxa qui vaudront au titre du sens » (p. 16).
Il y a des censures plus évidentes que d’autres. Celle qui se présente à nous aujourd’hui a quelque chose de beaucoup plus insidieux que du temps des officines de « propagande » et des bureaux de censure de l’époque duplessiste, par exemple. Il existe des cas de censure patents, comme cela arrive de plus en plus souvent sur les campus universitaires américains ou « américanisés », ou encore comme s’est produit avec les annulations de production théâtrales, (par exemple, les épisodes de SLAV et Kanata, à l’été 2018). Mais il existe également une autre forme de censure. Celle-ci se manifeste comme un alliage d’auto-censure et de contrainte idéologique; elle altère nos perceptions, emprisonne dans un carcan la pensée, souvent à notre insu. On se retrouve alors psychiquement démunis; privés d’une faculté essentielle à l’exercice d’une pensée politique autonome et libre : celle qui permettrait de comprendre toute la portée de nos paroles et de nos gestes. Or le capitalisme globalisé et technocratique dans lequel nous sommes engoncés nous incite au contraire aux petits comme aux grands renoncements, soit nous pousse à « jouer le jeu », à acquiescer, « mais en creux », en laissant gagner les idéologies, pourtant « haineuses » et délétères, qui l’emportent ainsi aisément sur notre entendement. Bien souvent, indique l’auteur, le salaire paie non seulement le travail accompli, mais aussi le silence et la complicité à l’égard des pratiques douteuses de son employeur[1].
Ce renoncement à soi-même se vit tantôt sous la contrainte, tantôt sous le mode de l’inhibition angoissée. L’auto-censure qui en résulte « consiste moins à supprimer délibérément soi-même des données d’un discours pour convenir aux attentes officielles qu’à éprouver un malaise étrange et impérieux sitôt qu’on déroge à une façon reconnue et obligée d’aborder le réel » (p. 21). Utiliser sur sa demande de subvention, par exemple, d’autres mots que ceux à la mode, c’est pour un chercheur risquer la perte de revenus substantiels, voire dans certains cas, l’estime de ses pairs. Quant au chômage, il s’agit d’une « aubaine » pour les pouvoirs en place : le « demandeur » d’emploi modèle tout son être sur les « valeurs » de l’entreprise, organisation « à laquelle il souhaite activement louer ses facultés tant physiques qu’intellectuelles et morales » (p. 19). Qui se risque à vivre ou à penser autrement « verra sitôt poindre vers lui les structures inhibant ses désirs […], quitte à tout perdre s’il fait preuve d’entêtement » (p. 38). Partout et jusque dans l’intimité de la vie psychique, c’est la loi du marché qui s’impose « autant comme un principe de réalité que comme une réalité sans principes » (p. 75).
L’argent, en tant que vecteur de censure, est un thème majeur de cet ouvrage. Deneault lui impute la capacité à dissoudre en un signe une richesse d’expériences, de vécus et récits, à subsumer toutes les contradictions dans sa totalité. « L’argent permet à l’esprit de se cantonner à une raison pure, petite, qui évalue au gré de ses calculs, indépendamment de toute expérience (p. 163) ». Il n’est pas un moyen, mais une fin, affirmait Georg Simmel, auteur l’ayant profondément influencé, dans ses réflexions sur la « psychologie de l’argent[2] ». Son accumulation incessante, au mépris de la vie, est ce qui tient lieu de valeur normative, de succédané de projet collectif. Par l’argent, tout ce qui compte devient tout ce qui se compte. Au mépris de tout le reste.
Ainsi, de pair avec l’argent qu’il dérobe au fisc, le paradis fiscal, avec ses « montages enchevêtrés » en centaines d’« entités fictives », efface ses crimes de la « conscience commune » par sa capacité à « neutraliser la pensée lorsqu’il s’agit de réfléchir aux incidences qu’[il produit] » (p. 97). Les politiciens qui votent les lois tiennent le discours de la juste part tandis qu’ils cachent leurs avoirs dans des comptes offshore. Pour qualifier la chose, on se gardera, dans les médias ou les rapports d’experts, d’utiliser des mots tels que « crime », « pillage » ou « escroquerie ». Lorsqu’une fuite de documents en confirme l’ampleur, des journalistes et experts conviés à se prononcer parleront plutôt — et avec une prudence toute circonspecte — de « mauvaise gouvernance », de « procédés discutables » et de « fiscalité créative ».
Autre instance de censure, le droit, nous dit Deneault, détrousse trop souvent les justiciables de leurs avoirs comme de leur vouloir. Le Texte de loi, faisant fi du contexte de son application, occulte une donnée pourtant si essentielle à son fonctionnement : le fait que l’argent en soit, trop souvent, l’unique condition d’accès. Dans un tel régime de justice, le citoyen n’est plus réellement représenté ; c’est le client qu’on retrouve à sa place. Le premier est porteur de droits, le second, de capitaux. Le droit, obtus, « pense » étroitement le réel, contraint les justiciables à modeler leur expression en fonction d’un langage qu’ils ne maîtrisent pas ; il encourage les coups vicieux, les insinuations mesquines, le harcèlement psychologique, etc. L’ « arène » du droit se vit, telle une épreuve, « comme un dommage financier et moral » qui épuise et désespère les citoyens qui daignent s’y présenter. Il y théorise avec brio l’épreuve qu’il a subie, lui, ses co-auteurs et son éditeur, aux mains de puissantes minières canadiennes entre 2008 et 2011. Les quelques chapitres sur la question s’apprécieront davantage en complément au documentaire Le prix des mots[3], film qui relate les points saillants de ce combat inégal, et de ses effets sur la vie du principal intéressé.
Déroutantes sémantiquement, les poursuites-baillons privent aussi ceux qu’elles visent du langage parce que le droit procède de sèmes et d’agencements logiques auxquels le commun n’accède pas sans de précieux conseillers. On ne pense plus dans cette arène comme à l’accoutumée. Les poursuites-baillons font donc mal parce que, d’un point de vue psychique et intellectuel, elles oblitèrent les conditions de possibilité de l’agir démocratique, soit les facultés de vouloir et de penser, jusque dans l’intimité. (Faire l’économie de la haine, p. 39)
De l’ « arène » du droit, Deneault nous fait ensuite passer au « sport-spectacle », lieu consacré à l’ « expression de pulsions dans le cadre d’une dépolitisation de la vie publique ». Cette « catharsis perverse » pose « les impératifs d’un refoulement qui restera toujours à recommencer, à un rythme fou, précisément parce qu’il a pour fonction de consolider l’autorité de structures idéologiques qui concourent à la souffrance des peuples plutôt que de les en soulager un temps ». Le sport, tel que mis en scène depuis les Jeux de Berlin, détourne l’esprit de la vie civique, s’érige en modèle de réussite. Avec son esthétique « fascisante », il « fait son cinéma » de ces « athlètes dont on dira qu’ils se sacrifient pour leur sport alors qu’on déteste son propre travail. Le sport, par le jeu de ses règles et l’arbitraire de ses contraintes, valorise en catimini la soumission à l’autorité tout en estimant que celle que l’on subit dans nos institutions propres nous aliène (p. 192) ». Bref, le sport participe à sa manière de cette haine qui ne dit pas son nom, de ce « No pain, no gain », de ce flambeau qu’on ne tend qu’au prix d’inutiles meurtrissures.
Si elle fait mal ici, l’économie de la haine atteint dans l’ouvrage son paroxysme au Congo, au Mali ou au Zaïre, sous les traits du « génocide industriel ». La haine qui préside à l’accumulation du capital détruit impunément, s’empare des terres, spolie les cultures et les peuples, encore une fois sous le bienveillant patronage des systèmes juridiques, universitaires et médiatiques. « Génocide », le mot n’est pas trop fort, insiste Deneault, car il désigne adéquatement une réalité sordide, lorsque celle-ci peut se révéler une fois délivrée des verrous de la censure. Il s’agit, dans la tradition malthusienne, de s’enrichir contre la vie. C’est que le sort de ces lointaines populations ne rentre pas dans les paramètres quantitatifs dans lesquels l’activité économique est d’ordinaire traduite. Par-delà le langage des rendements et des dividendes, on perd la mesure de ce qui se cache derrière les euphémismes comme celui d’« externalité négative ». Une fois mis au jour, le contenu occulté sous le « lisse satinage » des rapports annuels des transnationales inscrites en bourse, sous les termes creux et les tableaux chiffrés, est tout simplement effroyable : « les maux de ventre frappent les femmes massivement, et se traduisent par une récurrence fort anormale de fausses couches. Quatre femmes sur cinq, selon une étude étiologique du ministère malien de la Santé. L’expression « génocide » est ici à comprendre au sens d’une atteinte au potentiel génétique des peuples, au sens le plus strict » (p. 132). On s’enrichit en éliminant les pauvres. Et personne ou presque n’en éprouve quelque honte que ce soit, ni même quelque plaisir sadique. Ces crimes restent impunis ; leurs victimes, oubliées, disparaissent « dans les eaux glacées (et spoliées) du calcul égoïste ».
La méthode
Ce livre, disons-le d’emblée, rassemble des textes d’une qualité remarquable. Mais les lecteurs déjà familiers avec la pensée d’Alain Deneault pourraient se désoler d’une certaine répétition de ses thèmes de prédilection. Après tout, il est encore ici question de minières en Afrique, de corporate governance, de paradis fiscaux et de la médiocrité de nos institutions publiques ; autant de sujets qu’il a abondamment discutés ailleurs[4]. Pourquoi alors, ai-je tant apprécié cette lecture, si elle ne m’offrait pas beaucoup de matériel neuf ? J’ai deux éléments de réponse à offrir : le premier touche à la puissance d’évocation de l’art poétique; le second s’appuie sur un concept psychanalytique.
Faire l’économie de la haine représente autant un exercice de rhétorique qu’une œuvre artistique Le brio du style témoigne de la rigueur d’une « méthode » visant à rendre compte d’une réalité immanente, concrète et sordide, mais qu’échoue à décrire une prose plus « classique », plus « austère », qui ne viserait que nos facultés rationnelles.
Cette approche cherche par tous les moyens à se distinguer de la rhétorique, de ses effets de pouvoir, des abus de l’esprit, de ce pour quoi [le poète Francis] Ponge récuse la théorie trop ronde, trop fonctionnelle, trop opératoire, et trop aveugle du coup à ses propres effets. Les formes de la pensée ne visent pas à imprimer sur le monde une façon de faire brutale, réputée éprouvée et efficace, soit un pur rapport de force. […] La méthode double cette composition d’une structure tout aussi singulière qui permet de prendre conscience de son mode d’élaboration. Elle est ce par quoi on appréhende la façon qu’on a d’étudier cette singularité. La méthode est forcément adaptée et s’accomplit en solidarité avec l’objet de la pensée lui-même. Elle n’écrase pas la chose. Elle se confond à l’oeuvre. (Faire l’économie de la haine, p. 201)
Un autre élément de réponse quant à la « méthode Deneault » nous provient… de la psychanalyse ! Il faut savoir, à propos du déroulement d’une cure, que la répétition n’est pas une nuisance ou une « perte de temps » ; elle est au contraire attendue et même souhaitable. Paradoxalement, le surplace du discours « manifeste » la présence du patient, et finit éventuellement par entraîner un mouvement intérieur débouchant sur le changement souhaité. La perlaboration, en tant que processus « d’étayage », traduit par la répétition un « travail psychique qui [permet] au sujet d’accepter certains éléments refoulés ». Les représentations du patient — ou en l’occurrence ici, du lecteur — se trouvent « modifiée[s] par l’interprétation et de ce fait susceptible de favoriser le dégagement du sujet à l’endroit de ses mécanismes répétitifs[5] ». L’art poétique, combiné à la répétition des thèmes fait émerger dans la conscience des représentations jusqu’alors soumises au double verrouillage d’ordre psychique et idéologique. Le lecteur enthousiaste, littéralement, en redemande.
Forcené, impétueux et véhément, et surtout se situant à rebours d’un climat généralisé de mollesse intellectuelle, Deneault récuse tout usage d’euphémismes, de circonlocutions et autres précautions discursives (celles qui servent à s’épargner la visite de huissiers et les poursuites-bâillon, justement). Indéniable signe que c’est en toute liberté que Deneault s’exprime. On peut ne pas toujours être d’accord, ou trouver qu’il exagère, comme ce fut parfois mon cas au cours de ma lecture. Mais cela n’est pas très important (ni bien intéressant du reste). Car le principal mérite de ce livre — ce qui en fait la véritable valeur — est qu’il nous donne les moyens de penser en dehors des conventions et autres idées reçues que propose notre époque devenue hostile à la singularité des êtres, voire à celle de la vie elle-même.
[1] Comme en fait foi le congédiement d’une enseignante, en décembre 2018, alors qu’elle a publiquement dénoncé des situations problématiques touchant les services aux élèves, ce qui est pourtant d’intérêt public. Les employés « sonneurs d’alerte » se voient donc contraints de respecter le « devoir de loyauté » envers l’employeur, au détriment de leur liberté d’expression, de la transparence des institutions et de l’intérêt public.
[2] Alain Deneault a rédigé sa thèse doctorale en philosophie sur la pensée de George Simmel. Il a traduit et commenté plusieurs de ses textes portant sur les effets de l’argent sur la vie psychique, et sur la formation d’un ethos propre à la modernité. Georg Simmel, L’argent dans la culture moderne, éd. par Alain Deneault (Québec: Presses de l’Université Laval, 2006).
[3] Julien Fréchette, Le prix des mots, Office national du film, 2012.
[4] Alain Deneault, « Gouvernance le management totalitaire », Montréal, Lux Editeur, 2013); Alain Deneault, Le totalitarisme pervers. D’une multinationale au pouvoir,Montréal, Écosociété, 2018); Alain Deneault, La médiocratie, Montréal, Lux Éditeur, 2015); Alain Deneault et William Sacher, Paradis sous terre, Montréal, Écosociété, 2012).
[5] Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (Paris: Presses universitaires de France, 2009).