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  • Nicolas Bourdon

Lugubres confidences

Lecture de : Le Pays qui ne se fait pas : correspondance d’Hélène Pelletier-Baillargeon et de Pierre Vadeboncoeur (1983-2006), éd. par M.A. Beaudet et J. Livernois, Montréal, Éditions du Boréal, 2018



« Vous n’avez pas été dignes de ce pays ; c’est pourquoi il brûle ». C’est sur cette image apocalyptique que s’ouvre une des lettres du Pays qui ne se fait pas. L’image rend bien compte de l’état lamentable dans lequel se retrouvent le Québec et sa culture quoiqu’il aurait sans doute fallu, plutôt que d’incendie, parler de pourrissement, de délitescence lente et douloureuse pour rendre mieux compte de l’état d’esprit des auteurs.


Militants indépendantistes de la première heure, les intellectuels Hélène Pelletier-Baillargeon et Pierre Vadeboncoeur ont en effet entretenu une correspondance pendant un peu plus de vingt ans, de 1983 à 2006. Leurs échanges étonnent par leur pessimisme, pessimisme qui tranche avec les prises de position publiques des deux épistoliers. Vadeboncoeur continue en effet à écrire des textes favorables à l’indépendance, mais ne croit pas vraiment à sa réalisation effective, même pendant la courte période d’espoir et d’ébullition qui suit l’échec de l’accord du Lac Meech et qui mènera au second référendum.


Les forces fédéralistes sont trop puissantes, estime l’essayiste. Elles peuvent compter sur la force de l’anglosphère nord-américaine dont la culture de masse est sans pitié pour une culture frêle comme celle du Québec, elles peuvent aussi compter sur les allophones du Québec, assimilés au grand tout canadian, ainsi que sur les anglophones dont le fataliste Vadeboncoeur estime erronément le nombre à 20 % de la population québécoise, alors qu’ils ne forment que 8.3 % de la population au moment où il écrit. Les forces fédéralistes peuvent aussi compter sur l’argent et la violence qu’elles n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser lors de la crise d’octobre. Enfin, et sans doute plus fondamentalement, les Québécois n’ont pas le ressort psychologique nécessaire pour désirer véritablement l’indépendance. La Conquête et la longue domination anglophone qui s’en est suivie ont en effet eu un impact déterminant sur la psyché québécoise.



Impuissants, trop longtemps nous n’avons pas osé croire, osé vouloir, osé entreprendre, osé conclure, car nous ne pouvions pas. Il y a une relation immédiate et directe entre ce défaitisme historique et maintenant viscéral et nos échecs répétés. Nous n’osons concevoir quelque chose dans un esprit de force et de bonheur. Nous ne sommes pas des maîtres. Le fait d’envisager au départ l’échec tue l’effort et l’ambition véritable. (Le Pays qui ne se fait pas, p.218)



De plus, dans le sillage de la Révolution tranquille, le peuple québécois a perdu ses racines catholiques et s’est détourné de la France, qui a jadis été un phare spirituel pour ceux que De Gaulle appelait les « Français du Canada ». Paradoxalement, le mouvement indépendantiste connaît ses heures de gloire alors même que les Québécois s’américanisent de plus en plus ; au moment même où ils revendiquent fièrement leur identité, celle-ci se délite.



[Pierre-Elliott] Trudeau […] représente curieusement l’éclat non d’une plénitude mais d’une vacuité historique dans laquelle on peut bien voir le fond de notre condition même. […] On peut d’ores et déjà considérer Trudeau comme la figure terminale, en Amérique, d’une France aujourd’hui à jamais vaincue par l’Anglais. (Le Pays qui ne se fait pas, p. 66)



L’humeur nationale de Vadeboncoeur pourrait être comparée à un ciel d’automne voilé de nuages noirs, alors que celle de sa correspondante est un ciel couvert, mais troué de bienfaisantes éclaircies. Parfois, Pelletier-Baillargeon souhaite humblement allonger le combat contre les forces hostiles comme la « chèvre de Monsieur Séguin » qui ne se rend qu’à l’aube et après avoir lutté sans relâche, mais, à d’autres moments, elle se laisse emporter par ce qu’elle appelle la « contagion de l’espoir » en participant par exemple à l’hiver 1995 à la commission sur l’avenir du Québec.


Pierre Vadeboncoeur, quant à lui, a pris sa retraite du syndicalisme actif et c’est tapi dans sa solitude qu’il commente les événements politiques. Il estime s’être détaché de la question nationale, mais les nombreuses lettres qu’il adresse à Pelletier-Baillargeon démentent cet apparent éloignement. L’essayiste aura vécu assez longtemps pour prédire le morcellement de cette grande coalition que fut le PQ. L’homme de gauche qui a pourtant critiqué Duplessis dans ses années Cité Libre soutient en revanche becs et ongles Lucien Bouchard et ses penchants autoritaires.



Les assemblées délibérantes sont en train de perdre le Québec. Françoise David, Paul Cliche, Chartrand, qu’est-ce que c’est ? À cause de la gauche, ces gens argumentent depuis toujours - souvent avec raison - contre le Pouvoir réel, mais le pire c’est qu’ils ne peuvent se mettre dans la tête qu’un peuple qui ne se bat pas pour des raisons nationales entraîne sa population dans une défaite nationale et sociale tout ensemble. (Le Pays qui ne se fait pas, p. 260)



Les événements récents donnent raison à Vadeboncoeur : avant l’élection du 1er octobre 2018, il n’y avait qu’un tiers parti indépendantiste, il y en a maintenant deux. Québec Solidaire jubile de voir sa députation connaître une importante augmentation, mais les questions environnementales et de justice sociale pour lesquelles il se bat ne sont pas une priorité pour la CAQ, c’est le moins qu’on puisse dire.


Alors, le désir d’indépendance peut-il renaître dans le cœur des Québécois ? Vadeboncoeur ne le croit pas, mais, en même temps, il ne pense pas qu’il y ait un salut pour le Québec et pour sa culture en dehors de l’indépendance. Son dilemme débouche sur deux issues aussi tragiques l’une que l’autre. Il faudrait que le mouvement souverainiste puisse s’adapter aux événements, se mouler à l’ondoyante psyché québécoise comme ont d’ailleurs su le faire Lévesque avec le beau risque et Bouchard après le référendum perdu, mais les éléments jusqu’au-boutistes du PQ l’empêchent, pense-t-il, d’user de stratégie et de créativité.


En guise de conclusion, disons que cette correspondance de Vadeboncoeur et de Pelletier-Baillargeon n’apporte guère d’idées neuves ni susceptibles de relancer le mouvement souverainiste; elle est plutôt un constat implacable sur ce « champ de ruines » qu’est devenue la maison souverainiste, pour reprendre les mots mêmes de Jacques Parizeau. Vadeboncoeur fait parfois penser à un médecin pratiquant une autopsie.


« Qu’opposer au croyant qui persiste à croire, face au tombeau vide ? Rien sauf de reconnaître qu’il est mû par une "raison" qui n’est pas la nôtre. » lui fait valoir sa correspondante. Le peuple québécois a pourtant survécu à la Conquête et, n’en déplaise à lord Durham, il a évité l’assimilation après l’échec des patriotes. Ce diable de peuple n’a donc peut-être pas dit son dernier mot ; gageons qu’il a encore dans son sac bien des tours et détours. La « raison » du croyant génère dans tous les cas beaucoup plus de vie que la froide raison d’une équipe de la morgue.



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