Lecture de : François Ricard, La littérature malgré tout, Montréal, Boréal, 2018
Je suis bien embêté de trouver la bonne formule pour commencer cette recension. Plusieurs raisons, sans doute, font que je tourne et retourne différentes amorces dans ma tête, mais la raison principale tient dans un court essai d’à peine cinq pages de l’ouvrage dont je souhaite parler ici, La littérature malgré tout de François Ricard. Cet essai s’intitule « L’art de la critique » et il se présente comme une série de courtes réflexions sur le sens et la nature du travail de critique littéraire. Entre autres choses, Ricard y définit l’intention qui motive la critique comme « la volonté – jamais réalisée mais jamais abandonnée – de se placer sur le même pied que les œuvres dites de création, à leur hauteur exactement, dans leur monde à elles, et d’habiter ce monde comme une patrie » (36). Impossible de me berner plus longtemps : une recension, c’est une critique sous un autre nom; et une critique, c’est un souhait de se placer à égalité avec l’œuvre que l’on a lue. Pour compléter mon petit syllogisme, je dois encore ajouter qu’un essai est une œuvre de création littéraire. J’y reviendrai bientôt puisque c’est finalement sur cette dernière prémisse que je me concentrerai mais, pour le moment, je veux souligner ce phénomène qui me fascine autant qu’il m’intimide. Alors que je m’apprête à saisir le livre de François Ricard à l’aide de mes propres mots pour le mettre à ma mesure, c’est le livre lui-même, La littérature malgré tout, qui m’empoigne et me rappelle à l’ordre, il interrompt mon mouvement et me contraint à prendre conscience de mes actes et intentions.
Mon intention, puisqu’il me faut la révéler, est de dégager quelques leçons sur l’art de l’essai au moyen de La littérature malgré tout. L’essai, comme genre littéraire, n’est pas le sujet principal de ce livre; même s’il est au cœur du chapitre «La solitude de l’essayiste». Comme l’annonce le titre, le grand sujet de son livre, c’est la littérature, abordée par Ricard à la fois par les métiers qu’il a pratiqués (rédacteur, professeur et biographe, entre autres), par les œuvres qui l’ont marqué (celles de Kafka, Malaparte ou Gabrielle Roy, par exemple) et par l’identité nationale qu’elle contribue de créer, soit, pour Ricard comme pour nous, la littérature québécoise. Ricard approche donc la littérature de multiples façons, parce qu’ « il ne peut pas, pour vivre comme il l’entend, ne pas se tourner encore et toujours vers elle » (8), mais toutes ces approches se font au moyen de l’essai. Et, même si cela me paraît un peu court, La littérature malgré tout se présente de prime abord comme un recueil d’essais. Un peu court parce que, pour tout dire, je ressors de la lecture du dernier livre de François Ricard comme d’un cours sur l’essai. L’analogie scolaire est un peu plate, j’en conviens, mais j’y tiens; peut-être parce que je resterai toujours, au fond de moi, un élève en formation. C’est en bon élève, en somme, que je veux présenter ici trois ou quatre leçons sur l’art de l’essai que j’ai tirées de ma lecture des essais de François Ricard.
Le travail invisible
Je commencerai par un détail en apparence sans importance. À contre-courant de la surenchère universitaire, aucune note de bas de page ou de fin de texte n’interrompt la lecture des essais de Ricard. Les citations ne sont suivies d’aucune référence, tout ce qu’il faut savoir se trouve dans le texte : le titre de l’œuvre, parfois un peu plus, mais généralement rien, une simple citation qui s’inscrit dans le propos de l’auteur, et c’est tout. En fait, c’est bien plus qu’un détail pour qui prend au sérieux le mot « littérature » et le titre d’œuvre littéraire.
La formation universitaire nous dresse à l’obsession des références, à non seulement toujours indiquer nos sources mais à les multiplier, à en ajouter et rajouter. Ce dressage est pernicieux, et il est beaucoup plus difficile de s’en guérir qu’on l’imagine. Ce n’est pas une simple question de probité intellectuelle, tout le monde s’entend sur ce point, c’est plutôt qu’évaluer l’effort de pensée et son authenticité a toujours été une tâche délicate, voire approximative, alors que pour dénombrer les sources et les références il suffit de savoir compter. Si l’effort de pensée est difficile à mesurer, l’effort de recherche, lui, se calcule aisément. Mais cette méthode universitaire vient avec son style à cloche-pied, une sorte de rupture de construction qu’on reconnaît au premier coup d’œil quand on tourne la page, avec sa petite ligne au bas, comme une béquille pour supporter le texte, ou ce sont alors les renvois à la fin du volume, et l’obligation de deux signets pour marquer la progression de la lecture, témoins incommodants d’un texte en garde partagée. Bref, les notes introduisent dans la lecture une sorte de duplicité qu’on ne remarque même plus tellement elle est répandue; imaginez cependant la surprise des grands auteurs si, par impossible, nous pouvions leur soumettre, tous fiers, nos éditions critiques, avec tous nos ajouts de chiffres, de renvois et de variantes, de leurs œuvres complètes.
On peut, bien sûr, faire de cette lecture schizophrénique un style littéraire, comme chez David Foster Wallace par exemple, sorte de Rabelais «post-postmoderne» qui se plaît à pasticher notre propre fatuité, mais à la condition cependant d’en accepter toute l’ironie, car ce style est le symptôme d’un lecteur « indécemment bien instruit », obscenely well-educated dit Wallace, lui qui reconnaît qu’il y a quelque chose de gênant à être tant éduqué sans être pour autant plus à l’aise dans sa peau, à être si éduqué qu’on en a l’âme éparpillée en d’innombrables remarques où compétitionnent l’érudition et l’impertinence. Comme quoi l’ironie littéraire est capable de retourner tous nos travers à son avantage.
Toujours est-il que ce n’est pas le style de François Ricard. J’ose croire que l’absence de notes de bas de page relève de son art de l’essai. Lire un essai de Ricard est une expérience esthétique subtile mais véritable. Rien n’interrompt l’unité et la fluidité de sa prose, aucun accroc, donc aucune note. Dans sa critique de Proleterka, Ricard écrit que Fleur Jaeggy a construit « un récit tout simple, laconique, dépouillé à l’extrême, d’où toute complaisance stylistique est bannie, même si le travail de la forme y est d’une subtilité et d’une discrétion exemplaires » (136). Je reprendrai la fin de cet éloge pour l’appliquer à La littérature malgré tout et à la prose ricardienne dans son ensemble : le travail de la forme y est d’une subtilité et d’une discrétion exemplaires. C’est pour indiquer ce travail invisible de la forme que je souligne l’absence de notes de bas de page. La note est essentielle dans le cadre de la méthode scientifique, mais la littérature n’a pas à s’y plier, et c’est pourquoi Ricard revendique à bon droit une méthode littéraire qui lui ménage un espace de liberté, car qui a l’expérience de construire sa pensée au moyen de l’écriture est soucieux de sa fluidité et cherche à éviter toute dislocation de sa pensée. Certes, comme le disait déjà Ricard dans La littérature contre elle-même, la littérature ne sauve pas l’âme de l’écrivain, mais elle peut sauver son texte et l’élever, par l’unité de sa forme, au statut d’œuvre littéraire.
L’historien, le sociologue, le démographe sont aussi des gens qui écrivent, tout comme mon critique indigné. Mais l’écriture pour eux est une opération seconde; sa fonction est de communiquer, avec plus de clarté et le moins de “bruit” possible, une pensée ou des connaissances déjà formées. Pour ma part, j’avais procédé d’une façon toute différente, sinon inverse : c’est à travers l’écriture, dans le mouvement par lequel se mettaient en place les mots, les phrases, les paragraphes et les chapitres, que la pensée non seulement s’organisait, mais venait au jour, littéralement, et pouvait se déployer à travers des idées qui étaient avant tout des images et des métaphores, des trouvailles nées d’une recherche, ou mieux : d’une méditation indissociable de l’écriture même. (La littérature malgré tout, p. 26)
Au centre des œuvres
Je viens de toucher à cette question, mais je dois y revenir. Si le travail de la forme peut rendre l’œuvre lisse et polie au point de se faire oublier, le propos de l’essai ne peut espérer pareil achèvement. L’art de l’essai exige un travail formel sérieux qui le rapproche de l’art poétique, mais le « je essayistique » ne se reconnaît pas dans le «sujet lyrique » épris de plénitude et d’adhésion à sa propre subjectivité. C’est en retrait de l’attitude lyrique que l’essayiste éprouve sa propre subjectivité; « c’est un je, disons, réservé et timide, qui ne tient pas tant à manifester et à édifier son unicité ou sa singularité qu’à se tenir, au contraire, dans la banalité ou l’ “ordinaire” par quoi il se sent lié au tout-venant des hommes » (60). Mais ce retrait, ou ce pas de côté, pour reprendre la belle expression de Ricard dans son essai sur Kundera, n’est pas pour autant une attitude banale ou un simple geste d’auteur. Pour s’arracher au lyrisme, il ne suffit pas de quitter la littérature pour accéder à l’ordinaire des hommes, il faut plutôt s’entourer d’œuvres qui enseignent comment faire jouer la littérature contre elle-même et demeurer dans la littérature malgré tout.
C’est, me semble-t-il, la raison pour laquelle la partie centrale du recueil de Ricard est composée d’essais sur quelques œuvres choisies. En apparence, c’est la partie la moins intime du recueil, présentée comme une collection de critiques littéraires, des « Lectures au grand air » annonce le sous-titre, mais je suis d’avis que cette partie centrale est tout aussi intime que les deux autres, sinon plus, et l’indication qui suit le sous-titre avertit le lecteur que, dans cette errance littéraire de par le monde, l’auteur « se trouve partout dans sa patrie », comme quoi, par la présentation de ces œuvres, l’auteur parlera donc de lui-même; je rappelle ce que disait plus tôt Ricard de l’authentique critique littéraire, cette critique animée par la volonté d’habiter le monde des œuvres de création « comme une patrie ». Mais cette parole intime ne se donne pas sans quelque effort, car elle présuppose une connaissance intime des œuvres que l’essayiste nous invite à lire. Et comme ces œuvres sont plurielles et, difficulté de plus, pour plusieurs peu connues, c’est en tournant et retournant autour de certains thèmes récurrents qu’il est possible d’apercevoir ce « je réservé et timide » qui se tient au centre de ces œuvres.
Je n’ai pas l’intention de me lancer dans un essai d’interprétation intrusif, surtout que je ne connaissais pas la majorité des œuvres dont il est question dans cette section de La littérature malgré tout. Mais, chose certaine, après sa lecture, je me suis procuré certains romans que je me promets de lire bientôt. Des dix essais que compte la section, je n’en présenterai qu’un seul, qui a retenu mon attention et qui, par l’âpreté de son propos, me permettra d’illustrer le contraste que je cherche à exprimer entre l’achèvement formel de l’écriture ricardienne et l’inachèvement existentiel, pour le dire ainsi, de son propos d’essayiste. Cet essai s’intitule « L’homme à bout » et porte sur l’œuvre du romancier grec Nikos Kachtitsis. L’œuvre de Kachtitsis, interrompue trop tôt, compte seulement deux romans : L’Hôtel Atlantic (1964) et Le Héros de Gand (1967). Mais Ricard insiste : lire ces deux romans, c’est faire l’expérience de l’évidence d’une grande œuvre, c’est-à-dire éprouver « le sentiment d’être en présence d’une réalité que, obscurément, l’on portait en soi mais qui demeurait inaperçue » (141). Chez Kachtitsis, cette réalité tapie au fond de notre expérience ordinaire que nous ne savons ou ne voulons pas nommer, c’est celle de l’effritement de la réalité elle-même, qui entraîne avec elle l’effritement du héros. « Tout ce que le roman montre, c’est à quoi ressemble un homme traqué, c’est-à-dire un homme autour de qui tout s’est écroulé, qui n’a plus rien à quoi se raccrocher, et qui se sait à bout. Psychologiquement, existentiellement et métaphysiquement à bout » (144).
Ce serait une erreur – une erreur que je ne veux pas commettre – de réduire le « je essayistique » qui se tient au centre de toutes ces œuvres à cette seule citation. Mais il me semble que, sous la douceur de la prose ricardienne, le « je » qui s’éprouve est au moins fasciné par l’auteur qui, par son roman, parvient à cerner ce type de l’homme qui se sait de trop, ce type qui n’a plus sa place dans ce monde, dans ce monde où il ne se reconnaît même plus.
Je le répète sans aucune hésitation, L’Hôtel Atlantic et Le Héros de Gand sont l’œuvre de l’un des romanciers les plus originaux et les plus inquiétants de notre époque, une œuvre d’où l’on ne peut sortir indemne, sans cette intuition (cette certitude) que procure tout roman digne de ce nom : celle d’une révélation, c’est-à-dire le sentiment d’être en présence d’une réalité que, obscurément, l’on portait en soi mais qui demeurait inaperçue, informulée, même s’il s’agit d’une réalité qui touche au cœur même de notre condition. (La littérature malgré tout, p. 141)
Le livre qui ne sera pas
Toujours au sujet de l’oscillation entre achèvement et inachèvement, une remarque encore. Un recueil d’essais compose un livre singulier. Il possède une unité manifeste, par le style et les thèmes centraux, et même si le travail de la forme et le travail de la pensée sont si cruciaux et jouent le rôle de piliers de l’œuvre, il n’en demeure pas moins que le livre est appelé recueil, comme si son unité n’allait pas de soi. D’ailleurs, il est toujours très facile de sortir un essai du livre pour le considérer en lui-même, comme si les chapitres avaient été raboutés, ce qu’indique encore la genèse du livre qui, comme c’est le cas ici, est composé d’essais écrits « au fil des ans, sans programme préétabli » (7). Là encore, l’essai se rapproche de la poésie, présentant tous deux leurs œuvres en recueils, chaque poème et chaque essai se tenant en apparence en lui-même, comme indépendamment du livre, alors que le roman tient ses chapitres plus étroitement unis en un tout, de façon plus organique, pourrait-on dire. Bref, l’essai entretient une relation singulière au livre : il a besoin du livre pour exister pleinement, mais semble en même temps indépendant du livre.
Ces réflexions me sont inspirées par le bel essai dédié à Gabrielle Roy. François Ricard, le grand biographe de Gabrielle Roy, évoque un projet de livre sur l’art romanesque de Gabrielle Roy, sur le fait évident mais souvent oublié, que c’est comme « romancière, d’abord et avant tout, qu’elle s’adresse à nous et que nous devons nous intéresser à elle » (156). D’où l’idée d’un livre dédié en entier à son art romanesque : « Sur ce sujet, j’aimerais un jour, si j’en avais le temps et les moyens, écrire un livre qui porterait ce titre tout simple : L’Atelier de Gabrielle Roy » (156). En lisant ces lignes, le lecteur hoche la tête, surtout qu’il comprend que, pour l’essayiste, ce livre prend forme dès l’évocation de son projet, que les idées et les exemples se placent, s’ordonnent, et qu’il ne reste plus, en fin de compte, qu’à l’écrire, c’est-à-dire accomplir le travail de la démonstration sur quelques centaines de pages de cette idée maîtresse. Mais ce travail ne sera jamais fait.
C’est pourquoi le livre auquel je pense n’aurait aucun intérêt, ni pour moi ni pour personne, s’il n’aidait à faire comprendre au moins sommairement que la valeur de l’œuvre de Gabrielle Roy, que sa beauté, son universalité, la fascination qu’elle exerce sur nous ne viennent ni des messages ou des enseignements qu’elle contient, ni du témoignage qu’elle apporte sur la vie de son auteur, ni de l’exactitude avec laquelle elle dépeint telle époque ou tel milieu, mais bien de l’interrogation qui la traverse de part en part et à laquelle elle ne cesse jamais de vouloir répondre, tout en n’y parvenant jamais : qu’est-ce que la vie humaine, à quoi rime notre présence dans le monde, que signifie le fait d’aimer, de vieillir, de mourir? (La littérature malgré tout, p. 157)
Ce n’est pas, en fin de compte, une question de temps ou, pire, de paresse. Cela tient plutôt, encore une fois, de l’art de l’essai. Si l’essai est comme le roman ou la poésie, c’est que, comme eux, il déborde de sens et de significations. Au sujet du Héros de Gand, Ricard écrit d’ailleurs que la réalité qu’il révèle, « le roman la porte, il ne serait rien sans elle, mais il ne l’explique jamais » (141). Chaque poème appelle ainsi plusieurs livres, chaque roman aussi, et un bon essai, c’est aussi un livre qui ne sera jamais écrit. Ces débordements que l’essai, comme le poème et le roman, laissent en marge ou en creux de son texte, l’essayiste se contente de les indiquer et laisse au lecteur le soin de les explorer par lui-même. L’essai formule quelques idées qu’il s’applique à présenter avec ordre et élégance, mais il se garde toujours une grande pudeur quant à leur démonstration. Le dressage universitaire, pour en parler une dernière fois, enseigne à exploiter ses idées au maximum, à faire d’une idée une monographie qui, c’est le fantasme absolu, se coifferait d’un titre euclidien : Flaubert, ce qu’il fallait démontrer; Proust, ce qu’il fallait démontrer, Kundera, Kafka, Rabelais, et ainsi de suite, mais toujours suivi de CQFD.
La littérature secondaire, je suis le premier à m’en nourrir et, à la mesure de mes moyens, à y contribuer. Mais je sais faire la différence entre la source intarissable et celui qui s’agenouille pour s’y abreuver. L’essai de Ricard sur Gabrielle Roy convainc suffisamment, mais il convainc d’autant plus qu’il laisse à l’âme de son lecteur le soin de mettre en branle le mystérieux mécanisme de la démonstration et de la conclusion. L’essayiste ne s’épuise pas en démonstrations, il est libéré de l’illusion que sa parole saura convaincre comme un théorème d’Euclide, il sème des idées, en récolte les fruits pour lui-même par le travail de sa prose et laisse le soin à son lecteur de faire de même. C’est peut-être aussi pourquoi l’essai me semble être le genre de la maturité.
Je suppose que cette désinvolture pour la démonstration justifie en grande partie, aux yeux de Ricard, la frontière étanche qui sépare la littérature de la philosophie, et qui rattache l’essai à la première plutôt qu’à la seconde. Disons que je n’en suis pas aussi convaincu, et que cette frontière me semble bien poreuse selon les auteurs. Un traité n’est pas un roman, et une éthique more geometrico est bien éloigné d’un poème en alexandrins, mais l’essai me semble se tenir au milieu de tous ces repères, dans une sorte de no man’s land qui n’appartient ni parfaitement à la philosophie ni parfaitement à la littérature. Montaigne, à qui on doit la pratique de l’essai, allait jusqu’à dire d’Aristote que sa philosophie était du « pyrrhonisme sous une forme résolutive », comme quoi le premier philosophe dit systématique, avec sa collection de traités, n’aurait en réalité que proposé, lui aussi, des essais. Je ne suis pas certain que Montaigne ait, lui non plus, entièrement raison et, entre sa parole et celle de Ricard, disons simplement que j’oscille et hésite.
Achèvement et inachèvement
Mais revenons au thème de la maturité, auquel j’ai touché rapidement, car je ne peux pas ne pas ajouter une dernière remarque. La littérature malgré tout est une œuvre plus unifiée et, me semble-t-il, plus parfaite que Chroniques d’un temps loufoque (2005) et Mœurs de province (2014) qui tenaient plus du recueil. La littérature malgré tout, dont le titre paraît être un écho évident à La littérature contre elle-même (1985), suggère, par sa construction, quelque chose comme un bilan de vie. Entre ses souvenirs d’une littérature québécoise libre et effervescente quand il s’est joint à l’équipe de la revue Liberté au milieu des années 1970 et le difficile mais implacable constat de sa disparition aujourd’hui, François Ricard raconte, sans pour autant se mettre en scène, sa vie en compagnie de la littérature, de sa sortie du cours classique à son travail d’éditeur qu’il accomplit toujours au Boréal. Le « je essayistique » n’est pas le « je lyrique », je l’ai déjà souligné, mais ce « je » qui s’essaie, toujours en retrait pour laisser la place à ce qui donne consistance à sa personne, ce « je », s’il demeure en retrait, possède malgré tout une certaine unité, voire un type d’achèvement, malgré l’inachèvement existentiel qui façonne la condition humaine. François Ricard le dit d’entrée de jeu : « Cette unité n’est pas tant celle d’une “pensée” (je n’ai aucune prétention de cet ordre) que d’une sensibilité, d’une certaine tournure d’esprit qui s’est façonnée peu à peu au long de ma vie dans et par la littérature » (7). La littérature ne sauve pas, je le répète encore une fois, mais la littérature « comme objet de dessaisissement et d’admiration » (182) peut encore, par le ressac de ses grandes œuvres, donner consistance à une vie.