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  • Maxime H. Couture

Pour un dialogue (plus) fécond à propos de la religion

Lecture de : Marcel Sylvestre, L’immortelle illusion, Québec, Presses de l’Université Laval, 2017

Maxime H. Couture

Avec L’immortelle illusion, Marcel Sylvestre, professeur retraité de philosophie au collégial, poursuit sa réflexion sur le phénomène religieux et sur les rapports entre foi et raison. Après avoir fait paraître en 2008 La peur du mal. Le conflit science et religion au Québec : l’affaire Laurendeau, étude historique sur le Dr Alfred Laurendeau qui voulut répandre les thèses évolutionnistes dans le Québec du début du 20e siècle, M. Sylvestre se livre dans ce second livre à une critique globale des religions.


Le livre débute avec l’interrogation suivante : pourquoi, encore aujourd’hui, tant de personnes accordent-elles foi au discours religieux? La question est bien sûr d’emblée orientée et ce n’est clairement pas à un exercice de sociologie des religions que l’auteur prétend s’adonner, mais plutôt à la critique normative de leur prétention à la vérité. Il ne s’agit pas tant ici de comprendre la foi religieuse que de montrer en quoi ses manifestations au sein des « grandes religions » de l’histoire sont nocives pour la liberté humaine. Ceci dit, L’immortelle illusion est dans les faits moins une critique des différentes religions historiques que du seul christianisme, comme le montrera un bref survol des quatre chapitres du livre.



Confronter la foi religieuse


Le premier, intitulé « Saint Paul et l’invention du Christ », présente la thèse, devenue classique après Auguste Comte, selon laquelle Paul de Tarse est le véritable inventeur de la religion chrétienne, à la suite d’un habile coup de théâtre sur le chemin de Damas. Or si Comte admirait saint Paul en tant que fondateur d’un système social cohérent et donc comme précurseur de la société positiviste, Sylvestre se positionne autrement et cherche plutôt à mettre de l’avant les contradictions du discours paulinien et d’en réfuter les thèses métaphysiques.





« Plaider pour un nécessaire retour de la métaphysique qui vise, aujourd’hui comme hier, à cautionner les textes sacrés censés nous révéler la place et le sens de l’homme dans l’Univers, ne peut que déboucher sur la soumission de la science à la foi, ne peut qu’asseoir la science des hommes sur les genoux de la science théologique, assurant par le fait même la suprématie de la science de Dieu » (Marcel Sylvestre, L’immortelle illusion, p. 96).



Le chapitre débute par une négation de la divinité du Christ, voire de son existence historique, symbole qui serait, selon Sylvestre, tributaire d’Adam et Ève et du péché originel. Cette objection reviendra tout au long de l’essai, faisant appel tantôt aux thèses évolutionnistes, tantôt à un certain « bon sens » écartant naturellement les prémisses d’un tel mythe. Quant à l’existence historique de Jésus en tant qu’homme, l’auteur l’admettra plus loin, mais niera que ce « zélote avant l’heure, » ce « personnage excessif » (p. 28) ait détenu une sagesse véritable (une question que Sylvestre reprendra au troisième chapitre) et encore moins qu’il soit ressuscité des morts, ce sur quoi repose toute la foi chrétienne, comme l’écrit saint Paul (p. 23).


Le deuxième chapitre aborde la conciliation de la foi et de la raison, telle que l’a comprise Jean-Paul II dans son encyclique de 1998 Foi et raison (Fides et ratio). M. Sylvestre reproche généralement au pape de soumettre la raison à la révélation, et ainsi de la confiner dans des bornes arbitraires. « Sans la foi, c’est-à-dire sans référence à la raison divine révélée par le Christ, il n’y a pas de pensée philosophique ou savante profonde, nous dit Jean-Paul II. » (p. 39). S’il est vrai que Jean-Paul II soutient que la raison doit se laisser éclairer par les lumières de la foi et faire de la vérité révélée une fin de son activité, quiconque aura lu cette encylique verra toutefois quelques exagérations dans le propos de l’auteur. En effet, le pape y réitère plus d’une fois la nécessaire autonomie du travail de la raison, possédant des vérités propres que la révélation ne contribue pas à dévoiler, ce que Sylvestre ne mentionne pas.


Ce chapitre critique également la prise de position de Jean-Paul II en faveur du réalisme méthodologique d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. Adoptant une position matérialiste et sceptique, Sylvestre s’en prend alors au postulat de la réalité objective des choses et de la possible adéquation entre leur essence et l’intelligence humaine. Selon l’auteur, le monde n’a que la signification qu’on lui donne et la connaissance humaine est limitée aux phénomènes sensibles et mesurables (p. 58-59). Le passage de l’ancienne épistémologie réaliste à l’épistémologie matérialiste et positiviste aurait donc selon lui libéré l’humanité d’une morale essentialiste pour dévoiler la relativité de notre rapport aux choses : « Il faut rappeler ici que les choses n’ont aucune signification en elles-mêmes sinon celle que nous, humains, leur donnons. De même, les choses ne sont ni bonnes ni mauvaises. » (p. 62). L’être humain n’a plus de destination spirituelle et universelle, il est un « insecte aveugle et vain, bourdonnant contre une vitre close », écrit-il, citant Fernando Pessoa (p. 58).


Le chapitre suivant est une confrontation avec Frédéric Lenoir, philosophe français contemporain. Celui-ci cherche dans son livre Le Christ philosophe à libérer l’enseignement de Jésus de son appropriation par l’Église, pour y trouver une sagesse philosophique et humaniste. Sylvestre tentera de démontrer comment le discours du Christ dans les Évangiles canoniques ne peut être dissocié des prétentions divines de celui-ci. Notamment, l’accomplissement de miracles et les faibles connaissances apparentes de Jésus quant aux lois physiques de l’univers discréditeraient une interprétation rationaliste de la figure du Messie (p. 74-75). Ces aspects de la vie du Christ entrent alors dans la même catégorie que les mythes anciens qui, bien que motivés par un certain désir de connaître, étouffent le véritable effort scientifique (p. 89).



« En puisant dans les Évangiles des passages propres à justifier le portrait idyllique qu’il s’efforce de dépeindre, Lenoir nous présente un Christ magnifié. Il semble ignorer que le personnage du Christ est une construction de l’apôtre Paul qui, nous l’avons vu, professe une parole qui n’est pas la sienne mais celle que lui aurait révélée le Christ » (Marcel Sylvestre, L’immortelle illusion, p. 78).



Le dernier chapitre, enfin, peut-être le plus intéressant, veut montrer « la chimère d’une conciliation » entre la science et la foi, en prenant cette fois pour interlocuteurs les frères Bogdanov, vulgarisateurs scientifiques français. On pourra être surpris de ce choix, puisque le travail scientifique des Bogdanov demeure controversé et que ceux-ci ont évolué davantage comme personnalités publiques que comme chercheurs assidus. Tout de même, ce sera l’occasion pour Sylvestre d’aborder des questions philosophiques importantes et de prendre position pour l’indétermination de la matière (p. 104) – ce qui est paradoxalement aussi une position aristotélicienne et thomiste –, en faveur de la thèse de l’éternité de l’univers (p. 110), ainsi qu’encore une fois contre le réalisme épistémologique (p. 111). À travers ces discussions, l’auteur soutiendra principalement que les faits sensibles et le hasard observé dans les mouvements de la matière ne nous permettent pas d’inférer l’existence d’une intelligence supérieure comme cause de l’univers.




Un effort louable, mais une rhétorique parfois trompeuse


L’objectif de ce livre est ambitieux et les questions qu’il soulève, importantes. Il faut de plus créditer Marcel Sylvestre d’aborder sérieusement le phénomène religieux, même en vue de le contester, le discours sur les religions étant trop souvent aujourd’hui teinté de relativisme et relégué dans le domaine des croyances personnelles « non discutables » ou a contrario de la laïcité, concept rendu flou par son utilisation abusive. L’auteur soulève de plus des questions épistémologiques et sociales intéressantes, trop peu débattues.


Toutefois, on ne peut manquer de souligner que l’ouvrage souffre d’une certaine carence pour ce qui est de l’argumentation qui n’est pas toujours des plus rigoureuses. Possiblement contraint par le choix du format (123 pages), l’auteur use en outre abondamment de procédés rhétoriques qui s’éloignent de l’argumentation et du travail dialectique. On notera d’abord l’appel aux émotions (pathos) avec l’utilisation fréquente, voire excessive, des italiques et des majuscules pour souligner l’emphase. On remarquera également le recours à l’ethos, alors que l’auteur renvoie à plus d’une reprise au « bon sens » du lecteur ou alors à sa propre position « d’humble serviteur », ne servant que la vérité contre le dogmatique magistère de l’Église.



« La lectrice ou le lecteur pourrait toutefois se demander en quoi l’incarnation de la sagesse éternelle nécessitait l’interdiction à l’être humain de penser par lui-même, pourquoi sa transgression devait entraîner le bannissement de l’homme du Paradis terrestre et sa condamnation au labeur, à la souffrance et à la mort » (Marcel Sylvestre, L’immortelle illusion, p. 26).



Bien que Sylvestre soit prudent dans ses affirmations, cherchant à les appuyer sur des textes, l’ouvrage présente également plusieurs omissions et affirmations tronquées.


D’abord, on peut regretter que l’auteur ne s’aventure jamais sur le terrain métaphysique qui, loin d’être abandonné et honni pour toujours, connaît encore aujourd’hui des développements féconds, et ce autant dans la philosophie classique qu’analytique ou phénoménologique (sur la question de l’existence de Dieu plus spécifiquement, voir notamment l’ouvrage de Frédéric Guillaud, Dieu existe, Éditions du Cerf, 2013). Ensuite, alors qu’il insiste sur l’invraisemblance de l’histoire d’Adam et Ève et donc sur l’inanité de la rédemption, Sylvestre évite de se pencher sur les arguments apologétiques les plus classiques. Prenons deux exemples. Le premier est l’argument existentiel de l’expérience effective du péché (« Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas », Épître aux Romains 7, 19). Le second, de nature historique, renvoie au zèle étrangement renouvelé des disciples peu après la mort de Jésus et au développement somme toute rapide de l’Église malgré les persécutions. Bref, insister sur l’histoire d’Adam et Ève, de surcroît sans en mentionner les différents sens possibles, détourne le lecteur des questions les plus complexes et les plus profondes.


Il nous faut aussi considérer une autre affirmation récurrente dans l’ouvrage, celle de la prétention de l’Église catholique au « savoir absolu », qui étoufferait la recherche individuelle. Il semble que l’auteur confonde ici une proposition au sens absolu, où quelque chose est valable sous tous les rapports, telle que « Dieu existe » (l’existence de Dieu ne dépend de rien d’autre que d’elle-même), à la prétention de connaître la vérité absolue sur toutes les choses. Au contraire, le message de l’Église consiste dans les faits à affirmer, au moins officiellement, que son savoir n’est pas absolu, qu’il est soumis au mystère divin qui ne se révèle qu’en partie et à la hauteur de l’intelligence humaine.


Bien sûr, l’Église catholique, comme les églises orthodoxes ou protestantes, a aussi une prétention à la vérité ; cela distingue justement le mythe du mystère, une distinction bien connue que Sylvestre n’aborde pas. Si les mythes païens cherchaient effectivement à expliquer en partie la réalité, ils présentaient toutefois un caractère plus pratique que transcendant (on pouvait s’accommoder de plusieurs dieux pour des raisons sociales et politiques, même de dieux rivaux). Le mystère est pour sa part compatible avec la plus stricte exigence de vérité, mais dépasse in fine la raison, au regard de la nature même de la vérité. On peut bien critiquer les mystères des religions monothéistes comme les mythes des religions païennes, mais il est erroné d’affirmer que les deux sont identiques.


Paradoxalement, c’est d’ailleurs la position scientiste qu’avance l’auteur qui semble prétendre au monopole du savoir et de la légitimité scientifique. La science moderne aurait réfuté catégoriquement toutes les positions anciennes et répondrait nécessairement à toutes les grandes questions cosmologiques et existentielles. En fait, on peut déceler dans l’ouvrage de Marcel Sylvestre une certaine foi dans la science associée à la méthode réductionniste. Depuis les Lumières, le progrès serait le maître de l’histoire, balayant sur son passage les croyances dans l’objectivité et l’immatérialité du monde. Or cette position est elle-même contestable scientifiquement, à plusieurs égards. Si d’autres épistémologies ont effectivement vu le jour et fleuri depuis saint Thomas d’Aquin, plusieurs positions scientifiques peuvent mettre en doute la posture matérialiste, telles que les neurosciences qui observent fréquemment une activité de l’esprit indépendante du travail actuel des cellules de la partie correspondante du cerveau, ou la génomique qui met de plus en plus en évidence le rôle crucial de la part « informationnelle » de l’ADN. Même la théorie du Big Bang ne constitue pas une réfutation claire et nette de l’existence d’une puissance divine. C’est avoir une vision très restreinte de la science et de la connaissance que d’affirmer que « tout le discours de la science actuelle accrédite la doctrine matérialiste » (p. 110, nous soulignons), alors que plusieurs scientifiques sont prompts à affirmer les limites de leur connaissance de la matière et que plusieurs avancées scientifiques pointent vers l’existence de causes immatérielles aux phénomènes naturels.



Pour une discussion rigoureuse de la religion


Encore une fois, il est louable que Marcel Sylvestre ait eu l’audace d’aborder la question des religions. Toutefois, L’Immortelle illusion prend une tournure pamphlétaire qui appauvrit la réflexion et le débat sur ce sujet. À cet égard, nous voudrions pour conclure proposer quelques principes qui pourrait rendre plus fécond un tel exercice de réflexion, en adoptant la même prémisse que l’auteur : la foi religieuse est en effet un phénomène persistant, répandu et universel (présent dans toutes les cultures) et donc un phénomène qu’il est pertinent de chercher à comprendre.


D’abord, il ne devrait pas suffire de brandir l’accusation de « dogmatisme » pour discréditer les religions. Si le dogme consiste en des postulats tenus pour vrai afin de mener à bien une recherche de la vérité ou établir une pratique commune quelconque, alors toutes les sociétés et les écoles de pensée sont dogmatiques. Toute proposition rationnelle fait appel à des prémisses, elles-mêmes liées à des conceptions du monde qui demeurent plus souvent qu’autrement indiscutées. Il faut alors les examiner sincèrement grâce à un effort dialectique, sachant qu’il n’y a de démonstrations déductives qu’à partir d’elles. En ce sens, la croyance est un élément constitutif de la recherche intellectuelle et même de la recherche pratique de notre bien.


Pour ce faire, il convient de ne pas faire preuve d’étroitesse épistémologique, et d’accepter la contribution possible de différentes approches. Pour le commun des mortels, la connaissance ne s’acquiert pas par une longue chaîne de démonstrations hypothético-déductives, mais bien par différents moyens comme l’expérience, l’intuition, la dialectique, la déduction et même la foi, moyens qui s’informent l’un et l’autre.


Ensuite, il est préférable de ne pas insérer a priori la religion dans une catégorie à laquelle elle ne prétend pas appartenir, le contraire ayant souvent pour effet d’édulcorer les contenus substantiels qu’elle véhicule. Il faut préalablement tenter de comprendre les religions comme elles se comprennent elles-mêmes, c’est-à-dire non pas avant tout comme des systèmes philosophiques ou sociaux, mais comme des chemins de conversion. Au-delà des débats sur la nature de Dieu ou les causes sociologiques de la croyance, la religion renvoie à cette dimension pratique de la conversion, qui mobilise à la fois la volonté et la raison. Il peut être intéressant alors d’examiner les raisons que donne chacune d’entre elles pour justifier un tel acte proprement humain.


Chacune d’entre elles, car les croyances que l’on subsume sous le vocable « religion » présentent des différences considérables. Bien distinguer est une autre exigence importante pour discuter rigoureusement du phénomène religieux. Des expressions comme « les trois grandes religions monothéistes » ou « les religions du Livre » sont en fait trompeuses. L’ouvrage recensé ici est un exemple d’imprécision sur ce point. Alors que l’introduction annonce une discussion sur « les religions », l’auteur s’oppose en fait au seul christianisme, ne mentionnant qu’à l’occasion le judaïsme et l’islam. Or cela change en fait les termes du débat, qui devient imprécis si l’on pense confronter le phénomène religieux en général par l’intermédiaire de la critique d’une religion en particulier. S’il y a bien des aspects communs aux religions, on passe à côté d’enjeux importants lorsque l’on aborde seulement, par exemple, la pertinence de l’acte de croire : on ne croit pas, au sens absolu. On croit à quelque chose.

Alors que la question religieuse refait surface dans le débat public, il faut avoir le courage d’examiner en profondeur les croyances et les discours qui n’entrent pas dans les catégories communes de nos sociétés sécularisées. La critique sera d’autant plus forte et pertinente qu’elle ouvrira un espace commun de persuasion, où toutes les parties prennent le risque de se situer sur le terrain de l’opposant. Alors le dialogue, exercice démocratique tant loué, sera fécond.

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