Lecture de : Gilles Havard, Empire et métissages – Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715, Québec, Les Éditions du Septentrion, 2017 [2e édition]
Dans l’imaginaire du Québec contemporain, l’expression « Pays d’en Haut » renvoie bien davantage aux Hautes-Laurentides, à la figure du curé Labelle et à la colonisation de la fin du XIXe siècle qu’à la haute vallée ontarienne du Saint-Laurent et ce n’est pas le moindre apport de cet ouvrage de Gilles Havard, que de rappeler à ses lecteurs québécois – que l’on espère nombreux – que ce toponyme d’origine populaire, mais qui finit par s’imposer aux cartographes comme à l’administration française des colonies, désignait avant la Conquête les territoires situés en amont de Montréal, incluant donc l’Ontario actuel et les Grands Lacs, jusqu’à la vallée disputée de l’Ohio et au pays des Illinois.
Ce « Pays d’en Haut » englobait donc un très vaste territoire, bien plus vaste, ainsi que nous le montrent les cartes de l’Amérique du Nord à l’époque coloniale que l’on découvre dans les livres d’histoire, que celui que représentait alors la partie réellement colonisée de la Nouvelle-France (soir la vallée du Saint-Laurent et l’Acadie) ou encore que celui occupé par les colonies anglaises dont les limites, jusqu’à la Guerre de Sept-ans, ne dépassaient guère les Appalaches. Mais, dans cet ouvrage qui est une version abrégée de sa thèse initialement parue en 2003, Havard nous révèle ce que justement les cartes ne disent pas : l’originalité de cet empire français d’Amérique qu’une poignée de militaires et d’administrateurs, de coureurs des bois et de missionnaires, répartis dans à peine deux douzaines de postes, parvinrent à maintenir pendant plus d’un siècle sous la suzeraineté au moins théorique du roi de France. Cette originalité, que résument en quelque sorte les deux mots qui donnent son titre à cet ouvrage, tient tout d’abord à la nature même de l’exercice de cette domination (de cet « Empire »), qui ne pouvait matériellement s’imposer ni par la force brutale ni par l’assujettissement politique des populations indigènes, et ensuite aux échanges culturels qui eurent lieu entre Amérindiens et Français, qui aboutirent à une sorte d’interpénétration continue de chacune des deux cultures par l’autre, c’est-à-dire à une forme ou à des formes de « métissages ».
Confrontés à une terre sinon hostile du moins dont la pénétration était difficile tant elle était plantée de forêts pratiquement impénétrables percées seulement de nombreux cours d’eau, trop peu nombreux en outre, « quelques centaines » à peine parmi « plusieurs dizaines de milliers d’Amérindiens », (quatrième de couverture), les Français n’eurent dès le départ d’autre choix que d’adapter leur volonté impériale et de s’adapter eux-mêmes à ces conditions particulières qui régnaient dans le « Pays d’en Haut ». Serviteurs zélés d’un monarque absolu, ils ne purent pourtant imposer une véritable domination ni aux autochtones ni au territoire. Comme l’écrit Havard de façon imagée : « À l’ombre de la lointaine forêt, les rayons du Roi-Soleil perdent de leur éclat » (p. 236). Quant au gouverneur Vaudreuil, lucide, il reconnaissait lui-même, non sans une pointe d’ironie, que sa politique, comme celle de tous ses prédécesseurs, avait toujours été « de tenir les sauvages dans une espèce de soumission et de ne leur jamais faire connaître qu’ils p[ouvoi]ent estre nos maîtres » (p. 368).
Dans le Pays d’en Haut. Les indiens de l’ouest n’étaient soumis à aucune forme de coercition, qu’elle soit militaire, économique ou judiciaire. Ils conservaient leur liberté d’action et leur indépendance politique, qui étaient d’ailleurs reconnues par les Français. Vu localement, depuis les villages amérindiens ou même les forts du Pays d’en Haut, l’empire pouvait apparaître comme une fiction. (Empire et métissages, p. 539-540)
Cette « espèce de soumission », qui n’en était pas vraiment une, en ce sens que les Amérindiens du Pays d’en Haut demeuraient politiquement indépendants, n’était cependant pas non plus totalement fictive, ainsi que le rappelle la citation ci-dessus. Par rapport aux Hurons, Sauteux (Ojibwés), Menominis, Mascoutens, Illinois, les Français disposaient en effet, pour raffermir leur pouvoir, de quelques atouts bien réels, à commencer par la traite. Très rapidement, les Amérindiens devinrent en effet dépendants des produits européens (marmites métalliques, haches, verroteries, étoffes, fusils et poudre) et donc de la traite pratiquée dans les postes militaires ou auprès des coureurs des bois qui leur permettait de se les procurer en échange de fourrures. Quant à l’autre ferment de l’alliance entre les nations autochtones des Grands-Lacs et les Français, il fut le résultat de la volonté dominatrice des Iroquois qui, après avoir détruits les Hurons puis les Petuns et les Neutres, semblaient bien décidés à asseoir leur domination sur toute la région, ou du moins sur les meilleurs territoires de chasse.
L’alliance franco-indienne, qui constitua le fondement de l’expansion impériale de la France dans la région des Grands Lacs, était donc à la fois une alliance commerciale et une alliance militaire anti-iroquoise, ce qui n’allait pas toujours sans friction, ainsi que le conte Havard : comme, par exemple, lorsque les Français voulurent, pour des raisons essentiellement commerciales, intégrer les Sioux dans cette alliance, au grand dam des Anishinaabeg (c’est-à-dire les Ojibwés, Outaouais et Poutéouatamis), aux yeux desquels ce peuple qui vivait à l’ouest du Lac Supérieur faisait figure d’ennemi ancestral, au même titre que les Iroquois (p. 107-108). Mais, au bout du compte, cette alliance, et par conséquent l’empire français dont elle était le soubassement, se maintinrent bon an mal an, malgré bien des conflits internes, jusqu’à la défaite subie par les Français lors de la Guerre de Sept ans. Et grâce à elle, le drapeau fleurdelysé put flotter fièrement pendant un siècle depuis Louisbourg jusqu’à la Nouvelle-Orléans.
Au sein de cette alliance, les alliés amérindiens des Français demeuraient toutefois libres. Le roi avait beau, depuis Versailles, tenir les Hurons, les Miamis ou encore les Winnebagos pour ses « sujets », et le gouverneur de Québec pouvait bien, quant à lui, les appeler « ses enfants », mais jamais les Français ne furent en mesure d’imposer ni leurs lois ni une véritable tutelle politique à leurs alliés, et, dans son livre, Havard montre comment les représentants du roi devaient très souvent manœuvrer pour parvenir à leurs fins, faire preuve de diplomatie, voire user de leurs charmes, comme dans cette scène qu’il nous décrit par le menu qui voit, en 1690, le gouverneur de la Nouvelle-France accompagné de ses principaux officiers rejoindre, « tomahawk à la main », ses alliés amérindiens réunis à Montréal, « dans leurs danses cérémonielles » et entonner avec eux « sa chanson de guerre ». Aux dires de Charlevoix, « [l]es sauvages furent enchantés de ces manieres du Conte de Frontenac ». Et l’historien de commenter : « La scène diplomatique montréalaise devient soudain un microcosme spectaculaire de l’empire du milieu. » (p. 527)
Si l’empire français parvient à s’arrimer au pays indien, c’est parce qu’il constitue un «empire du milieu » : un empire qui existe au jour le jour sur la base d’ajustements, d’emprunts, de métissages, de la déclinaison de formes intermédiaires. Ces ajustements, sur le lit de l’alliance franco-amérindienne, secrètent ce qu’il convient peut-être d’appeler une culture régionale. (Empire et métissages, p. 373)
Cette scène, parmi bien d’autres que raconte ce livre et qu’on ne peut exposer ici, est en effet symbolique du second aspect qui va caractériser cette alliance franco-indienne et la vie dans le Pays d’en Haut, à savoir un processus d’échange culturel qui va à la fois changer les Français qui doivent s’acclimater à ce territoire et les Amérindiens qui subissent, sans être véritablement colonisés, l’influence de ces derniers. C’est indéniablement l’une des grandes forces du livre de Gilles Havard que de montrer ce phénomène d’hybridation par le détail.
Du côté des Français, les coureurs des bois, explorateurs, missionnaires et soldats qui s’aventurent dans le Pays d’en Haut doivent emprunter aux Amérindiens leur moyen de transport, le fameux canot d’écorce, que certains d’entre eux apprendront non seulement à manœuvrer, « mais aussi à confectionner et à radouber » (p. 427). Le fait est connu. Plusieurs adopteront également des pièces de vêtements amérindiens tels que le brayet, pagne plus confortable que la culotte pour pagayer, les mocassins de cuir, le capot (manteau) à capuchon permettant d’affronter les rigueurs de l’hiver, etc. (p. 432). Ils devront, enfin, apprendre à se nourrir à la manière du pays et partager, comme l’écrit Charlevoix, la « nourriture la plus commune de nos sauvages », la sagamité, sorte de potage à base de blé d’Inde auquel on adjoint des fèves ou des morceaux de citrouille ainsi qu’un peu de viande ou de poisson (p. 428).
L’autre domaine où l’influence amérindienne sera prédominante, c’est celui de la guerre, qui est pratiquement incessante dans le Pays d’en Haut durant toute cette période. Les opérations militaires menées à l’européenne n’étant pas possible dans ces territoires forestiers, les Français seront très vite amenés à adopter les façons de faire amérindiennes en la matière : adaptation au terrain, mobilité, surprise, embuscade, etc. (p. 516) Ils y passeront même maîtres, ce qui leur donnera durant toute la période une supériorité militaires certaine sur leurs rivaux anglo-américains.
Cependant, ces échanges culturels ne se limitent pas à la sphère des besoins matériels et des autres nécessités d’adaptation au milieu telles que la manière de faire la guerre, l’influence conjointe du milieu et de l’Autre joue aussi plus profondément, et contribuent à transformer les comportements, les mœurs et même les rapports sociaux. Au cœur des vastes territoires ensauvagés de l’Amérique, la société hiérarchisée de la France monarchique se délite. Les coureurs des bois, surtout, échappent au cadre rigide et autoritaire que la monarchie louis-quatorzième tente tant bien que mal d’imposer en Nouvelle-France et les représentants du roi dans la colonie n’auront de cesse de se plaindre de leur indiscipline, comme de leur caractère indocile et débauché (p. 390-391). Il est vrai que ces « voyageurs » jouissent durant leurs voyages dans le Pays d’en Haut d’une liberté pleine et entière qu’aucun pouvoir politique ni religieux n’est apte à entraver. Cette licence se manifeste entre autres sur le plan de la sexualité, puisqu’ils se lient volontiers à des compagnes amérindiennes, celles-ci leur apportant en outre « une aide précieuse, sinon indispensable, pour mener à bien leurs activités de traite » (p. 447). Même les soldats en garnison dans l’Ouest goûtent d’ailleurs de cette liberté, du fait de l’éloignement de la métropole comme des autorités coloniales et de la nécessité pour les officiers de fermer les yeux sur les relâchements inévitables de la discipline. Ce n’est pas ici « l’air de la ville », comme le dit le proverbe, qui « rend libre », mais l’atmosphère de la forêt et des grands espaces, qui exige de toute façon de tous ces individus qui servent dans les territoires indiens une certaine autonomie ainsi qu’une grande capacité d’adaptation, pour apprendre à chasser, à survivre dans ces solitudes, à gagner le respect de leurs interlocuteurs autochtones, etc.
Du côté des Amérindiens, l’exigence d’adaptation à l’Autre et les transformations culturelles afférentes seront par certains aspects moins fortes, mais pas inexistantes. Outre que les objets européens modifient sensiblement leur mode de vie, là encore une influence plus indirecte s’exerce également qui remet insidieusement en question les rapports sociaux au sein des groupes tribaux. Havard souligne ainsi que les rapports privilégiés que les Français entretiennent avec certains chefs et les cadeaux qu’ils leur font « introduisent des distinctions hiérarchiques d’un nouvel ordre au sein des groupes » (p. 316). Sans doute faut-il voir aussi dans le mimétisme qu’affectent certains chefs amérindiens à l’égard de leurs hôtes européens, en s’ingéniant par exemple à saluer « à la françoise », c’est-à-dire en ôtant leur couvre-chef, ou à faire usage d’une fourchette tandis qu’ils mangent en leur compagnie, la volonté de « se conférer un surcroît d’aura, de séduction et de prestige » et de s’affirmer ainsi politiquement (p. 531).
Quant au succès (relatif) de l’évangélisation auprès des Amérindiens et surtout des Amérindiennes, Havard suggère prudemment qu’elle vient elle aussi transformer les rapports sociaux ainsi que les rapports entre les deux sexes, du simple fait que « la juxtaposition de deux religions au sein des villages, donc l’émergence d’une double loi » engendre « un espace de liberté » qui a « peut-être favorisé la remise en question de certains comportements prescrits » entre autres aux femmes (p. 497).
Bref, s’il n’y a pas véritablement assujettissement ni colonisation du pays indien, l’irruption des Français dans le Pays d’en Haut et leur présence pendant près d’un siècle va créer un « milieu » véritable où ces derniers et leurs alliés autochtones se côtoient, voyagent et chassent de concert, font fréquemment la guerre côte à côte.
Ce « vivre-ensemble », qui repose sur des échanges quotidiens, procède d’intérêts communs, mais tisse aussi des liens interpersonnels. […] Des amitiés se nouent aussi : tel Français est « intime ami d’un des principaux Chefs du Conseil de nos Alliés », tel autre évoque « un chef de parti de mes amis », ou encore cet « Aumanimek, un de mes bons amis ». Dans l’alcôve, enfin, au fond de la cabane, des amours réunissent des Français et des Indiennes. (Empire et métissages, p. 387)
S’il y a un dernier trait de cet ouvrage magistral qu’est Empire et métissages qu’il convient de mentionner, avant de clore ce compte-rendu déjà trop long, c’est son aspect minutieux et fort bien documenté : l’historien connaît ses sources, dont les témoignages d’époque, sur le bout des doigts et son approche historique se nourrit des acquis de l’anthropologie pour éclairer tant l’attitude des Amérindiens du Pays d’en Haut que celle des Français. De plus, il sait se montrer à la fois pondéré et critique. Nulle naïveté chez Havard, ni idéalisation de ce « vivre-ensemble » qui demeure, au fond, inégalitaire, ni diabolisation des envahisseurs blancs de l’Amérique au profit d’un Bon Sauvage qui n’a jamais existé que dans l’imagination de quelques penseurs européens. Il ne cache pas le paternalisme, l’ethnocentrisme, voire en certains cas les préjugés racistes qu’expriment les autorités coloniales, mais il ne se fait pas faute non plus de mentionner ce même ethnocentrisme dont font preuve les unes à l’égard des autres les nations amérindiennes, la barbarie des tortures infligées aux prisonniers de guerre ou encore, dirais-je au prix d’un anachronisme, leur absence de « conscience écologique ». S’appuyant sur une érudition sans faille, Havard pèse aussi les témoignages d’époque, tout comme il discute les arguments de ses confrères spécialistes des Amérindiens ou de l’Amérique coloniale en n’hésitant pas à marquer son désaccord à l’égard des thèses de certains d’entre eux. Il refuse entre autres de céder aux sirènes du politiquement correct qui pousse actuellement certains historiens anglo-saxons à doter les Amérindiens d’une « super-agency » et même à faire d’eux les véritables « maîtres de l’empire » français d’Amérique (p. 11).
Tout cela fait d’Empire et métissages un livre passionnant à lire pour qui veut redécouvrir cet aspect moins connu de l’histoire de la Nouvelle-France et, au surplus, une lecture des plus utiles pour apprendre à se défaire d’un certain simplisme et de bien des idées préconçues.