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  • Samuel Lemire

L’expression du libéralisme canadien par Wilfrid Laurier

Lecture de : André Pratte, Biographie d’un discours – Wilfrid Laurier à Québec, le 26 juin 1877, Boréal, 2017


En tant que premier Canadien-français à le gouverner, Wilfrid Laurier (1841-1919) a façonné le Canada moderne comme peu d’hommes avant et après lui. Son héritage est encore visible, et ce, bien au-delà de son visage sur les billets de 5$. En effet, il a été l’un des principaux défenseurs des valeurs, libérales, qui caractérisent désormais notre pays. Dans l’ouvrage Biographie d’un discours – Wilfrid Laurier à Québec, le 26 juin 1877, le sénateur André Pratte, qui a déjà rédigé une biographie fort complète du personnage[1], analyse un discours prononcé par Laurier à l’Institut canadien de Québec, dix-neuf ans avant qu’il devienne premier ministre. Ancien éditorialiste opiniâtre, André Pratte agit dans ce livre tel un guide afin de faire saisir toute la complexité de la philosophie politique d’un véritable réformiste. En replaçant efficacement les mots prononcés dans leur contexte, en décryptant leur sens et en saisissant leurs conséquences pour l’avenir du Canada, Pratte inscrit le septième premier ministre canadien dans la lignée des bâtisseurs de la nation.



Le contexte


Le succès politique consiste en l’alliance, comme l’a théorisé Machiavel, de la vertu à la fortune[2]. Concrètement, au-delà de son talent stratégique ou intellectuel, l’acteur politique, s’il veut réussir, doit inscrire son action dans des circonstances pouvant le servir. Ainsi, lorsqu’on étudie l’action d’un politicien, mettre en contexte les idées exprimées s’avère essentiel afin de parfaitement saisir leur impact. Pratte le fait avec rigueur et profondeur.


Avant de présenter le discours lui-même, l’auteur effectue notamment un survol biographique de la jeunesse de Laurier qui permet de comprendre les traits de caractère d’un homme pétri par ses convictions. Né dans une famille patriote, le jeune Canadien-français passe une partie de son enfance dans une famille anglophone afin de comprendre la langue et la culture de l’autre peuple fondateur. Au Collège de l’Assomption, il devient un tribun redoutable et méthodique qui développe des convictions libérales en réaction au conservatisme de ses professeurs.


Devenu avocat, il se démarque comme homme de loi, mais trace déjà sa voie en politique. Proche des « rouges » rejetant le projet de Confédération jugé assimilationniste, il prend la tête du journal Le Défricheur où son ton pamphlétaire l’oppose brutalement au clergé. Mais après quelques années de combat intellectuel, il accepte le régime fédéral et se modère conformément à sa nature consensuelle. Subséquemment, il est élu député libéral et sa verve épate au même titre que la force tranquille qu’il dégage en défendant ses idées.



«Je suis porté à penser que Laurier ne se plaisait pas beaucoup dans le rôle de polémiste, qui ne correspondait pas à sa personnalité affable et modérée.» (Biographie d’un discours, p. 20)


En 1877, Laurier fait figure de marginal au Québec. Son parti forme traditionnellement l’opposition contre les conservateurs soutenus activement par les groupes religieux. En effet, au sein d’une nation fragile qui survit grâce à l’Église catholique, séparer l’État du religieux et promouvoir le libéralisme semble immoral pour les ultramontains majoritaires. Seuls des fidèles patriotes, des bourgeois et quelques hommes d’Église dissidents osent appuyer un parti «rouge » qui tente difficilement de se recentrer.


Une des grandes forces de l’ouvrage de Pratte consiste à présenter habilement ce contexte social particulier dans lequel Laurier aura la chance de véritablement se faire valoir. Fortement documentée, la première section du livre donne toute la mesure du défi que représente pour un orateur le fait d’oser briser l’hégémonie conservatrice qui prévaut au Québec. Or, ce défi, Laurier a bien l’intention de le relever alors que ses amis, des membres de l’Institut canadien de Québec, l’invitent à prononcer un discours sur le libéralisme politique le 26 juin 1877



Le discours


Afin de présenter la pièce maitresse du livre, soit le discours, Pratte alterne le verbatim et des commentaires qui lui permettent de le contextualiser et de préciser son sens. Cette formule stylistique permet ainsi au lecteur d’avoir accès directement aux paroles de Laurier tout en saisissant mieux leurs subtilités; ce qui facilite grandement la compréhension d’un texte rédigé il y a 140 ans.


Dès le début d’un discours voué à « jeter une nouvelle lumière sur les principes qui dirigent ce parti et le but que ses chefs ont en vue[3]», Laurier précise sa pensée libérale. Quatre composantes apparaissent déterminantes afin de comprendre celle-ci: la séparation de l’Église et de l’État, la liberté individuelle, la primauté du droit et le fédéralisme. Si ces idées constituent fondamentalement l’identité politique et juridique du Canada d’aujourd’hui, il n’en était rien à l’époque. Laurier parvient toutefois à convaincre de leur pertinence pour les Canadiens-français en les assemblant en un tout cohérent. Effectivement, alors qu’il s’opposait au départ à la Confédération, il a été peu à peu rassuré par sa mécanique institutionnelle qui assurait un partage des pouvoirs et des fidélités permettant l’épanouissement collectif des Canadiens-français dans un ensemble élargi. Selon lui, la cohabitation pacifique de deux peuples unis par la Conquête ne devient toutefois réellement possible que par le respect des règles de droit régissant leurs liens et par le pluralisme garantissant la liberté de chaque individu. Il soutient en revanche l’indépendance étatique par rapport au religieux afin d’apaiser les conflits communautaires et d’établir une unité plurinationale fondée sur la liberté. Ainsi, en défendant l’édification par le droit d’une union de citoyens issus de diverses origines et partageant diverses croyances, Laurier propose une vision claire et globale d’un libéralisme qui pâtissait d’être trop souvent défini négativement par ses adversaires.


Cependant, après un siècle façonné par des révolutions modernes souvent marquées par le rejet de toute autorité et par la violence, la crainte du changement s’avère compréhensible. Laurier le comprend et tente d’affirmer le caractère réformiste des libéraux canadiens en opposition au radicalisme du libéralisme d’Europe continentale. Il associe plutôt ses idées à celles des libéraux d’Angleterre qui sont parvenus à concrétiser des réformes ambitieuses tout en respectant les normes constitutionnelles et en évitant le recours à la force. Ainsi, bien qu’il déçoive certains confrères plus radicaux, il équilibre habilement, avec la modération rationnelle qui le caractérise, la défense éloquente de ses convictions avec la nécessité de créer des compromis avec les conservateurs.



«Voilà liquidées les "erreurs de jeunesse" des rouges, les idées radicales du passé, les flirts avec les révolutionnaires d'Europe [...] et voici les libéraux d'aujourd'hui, réformistes modérés, fidèles aux principes des libéraux anglais» (Biographie d’un discours, p. 113)


Étant parvenu à répliquer aux préjugés qui accablent son courant idéologique, l’orateur tente de démontrer ensuite, surtout par la rhétorique, qu’il est possible d’être aussi libéral que catholique. Ainsi, tout en rappelant le droit (contesté par certains libéraux) du clergé d’émettre des opinions politiques, Laurier le prévient qu’il ne doit pas l’utiliser pour restreindre en parallèle la liberté d’opinion de ses ouailles. Il ne demande conséquemment que la cohérence et fait mouche avec cette critique voilée à l’endroit des ultramontains. Qui plus est, il soutient qu’en démocratie le libéralisme est aussi légitime que le conservatisme et que, si l’Église soutient le régime démocratique comme elle le prétend, elle ne doit pas favoriser qu’un seul parti. Comme conclusion à sa démonstration que son libéralisme est un réformisme respectueux d’un clergé détaché de l’État, Laurier ne pouvait que difficilement être plus convaincant. Il appuie en outre sa démonstration sur une mise en garde adressée aux conservateurs, les avertissant que leurs postures réactionnaires ne pouvaient ultimement que radicaliser les libéraux. Comme quoi le politicien avait pressenti que les extrêmes se nourrissaient entre eux…



Les répercussions


«C'est le discours de Québec qui l'a fait connaitre dans tout le pays, non seulement comme orateur d'exception, mais aussi comme brillant apôtre du libéralisme canadien.» (Biographie d’un discours, p. 170)


Après ce discours étincelant, Laurier est nommé au cabinet. Plus tard, quand il aura convaincu ses collègues de son talent et de la défense tant passionnée que raisonnée de ses convictions, il deviendra même chef du Parti libéral, en 1887. Puis, en 1896, il est élu premier ministre et s’impose dès lors comme un des chefs de gouvernement les plus emblématiques du Canada.



Visiblement fasciné par Laurier, André Pratte transmet avec passion l’estime qu’il a pour un Canadien-français qui a transformé son pays. Lui-même libéral philosophique, l’auteur maitrise parfaitement les concepts étayés dans le discours de Laurier et, en les vulgarisant efficacement, facilite leur compréhension. Cela est d’autant plus pertinent qu’il s’avère frappant de constater à quel point les idées de l’orateur se révèlent encore d’actualité pour comprendre le Canada contemporain. Certes, les contextes évoluent et le discours de Québec n’explique pas directement la place de choix qu’occupe Laurier dans l’histoire nationale, mais les valeurs qu’il a défendues demeurent fondatrices de l’histoire récente et d’une certaine idée du Canada. Toutefois, alors que la liberté religieuse tend à revenir à l’avant-scène des débats politiques comme marque de sacralisation des droits individuels et que la notion de peuples fondateurs, fondamentale dans la philosophie de Laurier, a été grandement diluée avec le multiculturalisme promu par un autre libéral illustre, Pierre Elliott-Trudeau, il y a lieu de se demander si les valeurs libérales prônées par Laurier ne revêtent tout simplement pas un autre sens aujourd’hui.


Dans l’ouvrage étudié, la mission que s’est donnée Pratte ne consiste qu’à commenter le discours de Laurier et à le rendre intelligible pour le lecteur canadien contemporain et il y réussit très bien. Il aurait évidemment pu se montrer plus critique quant aux prolongements de la philosophie présentée par Laurier il y a 140 ans et au risque qui réside dans l’analyse des idées hors de leur contexte. Mais comme ce n’était pas la mission qu’il s’était donnée, on ne peut guère l’en blâmer. Il faudra toutefois à l’avenir revenir sur cette question afin de distinguer correctement l’histoire des idées et les moyens de remettre celles-ci en mouvement.

[1] Wilfrid Laurier, Montréal, Boréal, 2011, 215 p.

[2] Machiavel, Nicolas, Le prince, Paris, Garnier-Flammarion, 220 p., chapitre 20.

[3] Pratte, André, préc., note 1, p. 31.

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