Lecture de : David Dorais, Que peut la critique littéraire ?, L’Instant même, 2017
Le titre de l’essai de David Dorais est une question : Que peut la critique littéraire ? Il y répond à la page 9 : « Se repenser ! » Ailleurs, cette boutade aurait déclenché une virulente polémique. Mais ici, au Québec, une telle polémique est inimaginable. Si cet essai en dit long sur l’état de la critique littéraire, le silence qui accompagne sa publication confirme notre déclin intellectuel. Pourtant, s’il y a un homme capable de provoquer une telle polémique, c’est bien le professeur Dorais. Bardé de diplômes, professeur de français, nouvelliste, romancier, et critique littéraire, il porte son curriculum comme un maréchal ses médailles. N’empêche, avant de débuter la lecture, je restais sur mes gardes. Je sais d’expérience que la méprise n’est pas l’apanage des dilettantes. Mon scepticisme fut de courte durée. Dorais aime la littérature autant que les écrivains. Et, comme le souligne le titre de son essai, il est déçu de ceux dont c’est le métier de les mettre en valeur : les critiques littéraires. Il l’explique dès le premier paragraphe : « L’écriture de ce livre découle d’une double insatisfaction. À la fois comme lecteur et comme écrivain, je suis déçu des critiques littéraires auxquelles je suis exposé ». Et il cible ce qui est à son avis LE problème : « l’unanimité des propos tenus sur les œuvres ». Ainsi, conclut-il : « il me semble que, quel que soit le journal ou le magazine que je lis et quel que soit le jugement porté, j’aie toujours affaire aux mêmes critères d’appréciation, et donc au même point de vue sur la littérature » (p. 5). Mais Dorais ne se satisfait pas de constater les dégâts. En bon professeur, il propose des solutions.
J’entends montrer qu’il existe d’autres manières de juger des œuvres littéraires, différentes de celles que l’on retrouve partout dans les médias à l’heure actuelle (Que peut la critique littéraire ?, L’Instant même, p. 7).
Si les critiques littéraires ont le « même point de vue sur la littérature », c’est parce qu’ils usent de la même méthode. C’est cette dernière que Dorais nomme « la critique de proximité ». Il la nomme ainsi « parce qu’elle adopte pour critères tout ce qui relie le lecteur à ce qu’il connaît et admet déjà » (p. 9). En somme, cette méthode permet aux critiques d’imposer leur vision du monde à ceux qui, par la littérature, voudraient s’en évader. En ce sens, leur rôle s’apparente plus à celui du geôlier qu’à la critique littéraire proprement dite. Dorais révèle la source philosophique de cette vision : « Elle est liée, à mon avis, au développement de la pensée dite postmoderne : contestation des discours hégémoniques (comme la rationalité), émergence des groupes minoritaires, attention portée au particulier plutôt qu’au général, insistance sur l’épanouissement individuel, etc. » (p. 9).
Selon Dorais, cette critique de proximité s’appuie sur quatre critères : le réalisme, l’émotion, la thématique et l’optimisme. Il faut le dire, sa démonstration a moins pour objectif d’expliquer chacun de ces critères que de les anéantir. Voici quelques exemples de ce que j’avance. Alors que le critère du réalisme, estime-t-il, « nous évite l’inconvénient de nous sentir égarés dans un monde imaginaire » (p. 11), celui de l’émotion a pour effet de rejeter « tout ce qui est perçu comme trop intellectuel » (p. 15). Dorais réprouve également l’emploi du critère de la thématique parce « [t]oute la richesse littéraire dont l’œuvre se pare est vue comme périphérique » (p. 19). Mais il réserve ses commentaires les plus sévères au critère de l’optimisme à propos duquel il écrit : « inutile de se perdre en réflexions sur un sujet qui fait du bien. Il soulage, c’est tout » (p. 23). À ce sujet, Dorais a même le toupet de noter que « [l]’imagerie utilisée par les critiques lorsqu’ils parlent de l’optimisme des œuvres relève souvent du registre de la maternité ». Puis, il assène le coup de grâce en disant des livres commentés de cette façon : « Pour un peu, on croirait qu’il est question d’un médicament » (p. 27). Bref, les bons sentiments ont envahi le domaine de la critique littéraire. Mais ce qui exaspère Dorais n’est pas tant l’hégémonie de la critique de proximité que ses effets sur les auteurs dont les livres « sont analysés à partir de critères qui ne correspondent pas à l’esprit dans lequel ils ont été créés. » Et il ajoute : « on les lit pour ce qu’ils ne sont pas, et on ne les lit pas pour ce qu’ils sont » (p. 29).
Bien sûr, les critères de la proximité peuvent nous aider à mieux comprendre certains aspects importants de l’œuvre, mais aucun d’entre eux ne permet de la juger sous sa forme essentielle, en tant qu’œuvre d’art. [...] Nulle surprise que, avec de telles idées, les critiques manifestent peu d’intérêt pour la façon dont une œuvre est écrite : eux-mêmes, ou leurs lecteurs, préfèrent parler des livres dans un contexte général et selon des facettes connues du plus grand nombre » (Que peut la critique littéraire ?, L’Instant même, p. 37 et 47).
Pour pallier aux insuffisances de la critique de proximité, David Dorais propose alors de redonner au style et à l’imaginaire toute la place qui leur revient. Il est ahurissant que ce dernier doive rappeler aux critiques littéraires que « ce n’est pas le contenu du récit qui est artistique, c’est la manière de le traduire en mots » (p. 37). L’auteur est même persuadé que le style est victime d’un préjugé selon lequel « bien écrire équivaudrait à complexifier ce qui est simple, à créer une œuvre qui dépasserait l’entendement de 95% des lecteurs et ne serait accessible qu’à une élite (p. 47). Laissons-lui la parole pour défendre l’importance de la qualité de la langue, donc, du style :
La contrepartie de ce que j’avance depuis le début de ce chapitre, à savoir que le style est une composante cruciale d’une œuvre littéraire et qu’il est indissociable de la connaissance de la langue, est que mal écrire ne signifie pas enfreindre des règles ésotériques échappant au commun des mortels, ni commettre des fautes de goût selon des standards dont seuls les spécialistes possèdent les arcanes. Mal écrire signifie simplement ne pas respecter la langue (p. 48 ; je souligne).
Et l’auteur de donner des exemples de ce que devrait être une analyse du style. Ces quelques pages constituent d’ailleurs une éblouissante déclaration d’amour à la langue française.
Pour ce qui est du critère de l’imaginaire, Dorais le définit ainsi : « faculté de produire des images mentales et de les agencer pour inventer de nouvelles réalités » (p. 85-86). À l’instar du style, notre professeur est d’avis que l’imaginaire est victime de préjugés de la part des critiques : « En littérature, on ne trouve pas, d’une part, le monde de la fantaisie, aux inventions futiles et aux résonances inoffensives, et, d’autre part, les romans sérieux qui élaborent un commentaire sur le monde réel. L’imagination fait son miel de tout ce qui construit le réel » (p. 100-101).
Le constat de Dorais me semble conforme à la réalité. Grâce à lui, je sais maintenant pourquoi les critiques littéraires m’ennuient. Donc, sur le fond, cet essai est une réussite. Sur la forme, par contre, il a des faiblesses. D’abord, sa structure est déficiente, d’où quelques longueurs et quelques répétitions. À la page 30, par exemple, Dorais prend plus de trois pages pour présenter les sujets des prochains chapitres. Plus de trois pages pour un ouvrage qui en compte 131, c’est beaucoup. Ensuite, si le professeur ausculte le malade sans état d’âme, son flegme peine à masquer sa révolte. C’est comme si Dorais n’avait pas réussi à concilier la liberté que lui confère l’essai et la retenue imposée par ses grades universitaires. En le lisant, j’avais l’étrange impression que l’auteur tournait parfois autour du pot. Pour ne donner qu’un exemple : il indique que « la critique de proximité se base sur des traits qui ne relèvent pas spécifiquement de la littérature » (p. 31). Façon courtoise de dire que les critiques littéraires sont indifférents à la littérature et à l’art. Ce n’est pas anodin. C’est même tout à fait scandaleux. Mais Dorais a choisi de le susurrer plutôt que de le hurler. Il y a bien ici et là quelques phrases traduisant son indignation, j’en ai d’ailleurs cité quelques-unes, mais le tout baigne dans une confusion des genres qui, à mon sens, nuit tant au style qu’au rythme de son essai. Une posture plus assumée lui aurait permis de clarifier le premier et de resserrer le second. J’ajoute que sa conclusion n’en est pas vraiment une. Dorais se lance plutôt dans une analyse au sujet de « l’utilité » de la critique littéraire. Enfin, depuis la lecture de cet essai, une question m’obsède : qu’est-ce que l’hégémonie de la critique de proximité dit de notre époque ? Même si Dorais ne se la pose pas explicitement, étrangement, il y répond : « Si l’émotion prime dans les œuvres, la critique qui se penche sur elles doit se garder de développer une pensée complexe » (p. 15). Philippe Muray n’aurait pas dit mieux.