Lecture de : Simon Nadeau, Le Philosophe contrebandier, Introduction à l’œuvre de Michel Morin (Les herbes rouges, 2017)
Il n’est pas très courant au Québec – à l’exception notable de ceux qui portent sur les œuvres de Fernand Dumont et Michel Freitag – de voir des ouvrages, des études, des colloques, etc. consacrés à la pensée d’intellectuels québécois contemporains. Ne serait-ce que pour cela, Le Philosophe contrebandier de Simon Nadeau mériterait une mention particulière puisqu’il est entièrement voué, ainsi que le souligne le sous-titre de l’ouvrage, à explorer et présenter l’œuvre du philosophe Michel Morin (1949 - ).
Consacrer ainsi un livre à la pensée d’autrui demande une bonne dose d’abnégation, voire d’humilité. C’est pourtant un geste culturel essentiel. Quelle que soit en effet la définition que l’on donne du mot « culture » – et il en est de multiples –, ce concept ne va pas sans l’idée de transmission ni par conséquent sans la présence de « passeurs », qui acceptent de se placer en retrait et comme dans l’ombre de la figure qu’ils ont décidé d’exposer en pleine lumière. En cela Simon Nadeau récidive en quelque sorte car, déjà dans son premier essai, L’autre modernité (paru chez Boréal en 2013), l’essayiste, à travers un propos qui n’ambitionnait rien moins que redéfinir les bases de la modernité littéraire québécoise, cherchait aussi à réhabiliter des auteurs (Pierre de Grandpré, Jean-Charles Harvey, Paul Toupin et d’autres) aujourd’hui bien oubliés.
Il met d’ailleurs très justement le doigt, dès les premières pages de ce second essai consacré à Michel Morin, sur une difficulté que rencontre au Québec cette nécessité de la transmission culturelle, difficulté qui tient entre autres choses à une sorte de myopie dont demeurent trop fréquemment prisonniers les critiques qui ont à rendre compte des nouvelles parutions dans le domaine de l’essai et dont les commentaires s’en tiennent la plupart du temps « au dernier livre paru, un peu comme s’il n’y avait pas une œuvre derrière, une cohérence et une cohésion qui se cherchaient de livre en livre » (p. 17). Il va de soi qu’une telle myopie, qui transforme la pensée d’un auteur en une entreprise en apparence « fragmentaire, nébuleuse ou clandestine » (p. 231), n’est guère propice à la reconnaissance de cet auteur et de cette pensée, ni n’est très encourageante pour l’élaboration d’une œuvre qui n’existe souvent de ce fait que dans l’esprit de celui qui s’acharne, livre après livre, à la bâtir.
Certains pans parmi les plus intéressants de la culture québécoise paraissent ainsi, malheureusement, s’élaborer dans un certain vide, sinon dans un silence pesant. D’où, cette sourde déprime, que Morin relève avec justesse chez ses pairs, écrivains, philosophes, etc., qui «œuvre[nt] dans le domaine de la culture» mais dont personne vraiment «ne se soucie», et qui cèdent alors à «la tentation d’un recours à l’État», seule institution apte à les «faire entrer dans l’Histoire, pour que l’on se soucie enfin» d’eux (p.209-210).
Se situant complètement à l’opposé de cette tendance à ne jeter sur les livres qu’un coup d’œil en passant, dans Le Philosophe contrebandier, Nadeau permet à son lecteur de suivre pas à pas le développement de l’œuvre et de la pensée de Michel Morin, depuis ses premiers livres, écrits en collaboration avec Claude Bertrand dans les années 1970-1980, jusqu’au Murmure signifiant, paru en 2006 (son tout dernier livre, Être et ne pas être, qui date de mai 2016, n’ayant pu être pris en compte par son exégète). S’il ne le connaissait pas déjà, le lecteur en question y découvre un philosophe original, à la fois par sa pensée (Morin poursuit depuis bientôt cinquante ans une démarche philosophique très personnelle et, au sens propre, marginale, c’est-à-dire qui se développe en marge des différents courants ou des écoles de pensée qui trop souvent accaparent et stérilisent les meilleurs esprits d’une époque), mais aussi par la forme qu’il donne à la formulation de cette pensée (se définissant à la fois comme philosophe et comme artiste, ou plutôt comme «artiste-philosophe », formule héritée de Nietzsche, Morin se soucie autant que des idées elles-mêmes que de leur formulation stylistique, la philosophie se concevant selon lui comme une forme particulièrement exigeante et libératrice d’expression de soi).
« Si Michel Morin pratique la philosophie […], il est donc aussi et indissociablement un écrivain (à ne pas confondre avec l’écrivant dont parle Barthes, qui se sert du langage pour communiquer un savoir ou un message, plutôt que de le recréer). Peut-être alors devrait-il être considéré comme un ‘‘essayiste’’, au sens le plus exigeant du terme : qui concerne aussi bien la pensée que l’écriture. », Simon Nadeau, Le Philosophe contrebandier (p. 39)
Il n’est pas aisé de résumer en quelques paragraphes une philosophie foisonnante et qui a moins l’ambition d’être construction théorique que questionnement existentiel, et dans laquelle la réflexion se produit « par éclats » plutôt que par « démonstration » (p. 120). Disons alors que nous nous contenterons ici de donner un aperçu de la pensée de Morin telle que l’expose Simon Nadeau, en présentant quelques-uns seulement des thèmes qui sont abordés dans Le Philosophe contrebandier de façon à reconstituer succinctement un des fils conducteurs de cette réflexion philosophique, et tout en demeurant conscient que c’est au détriment de sa richesse et de sa complexité.
Tout d’abord, contrairement à nombre d’intellectuels québécois de sa génération, Michel Morin ne communiera pas aux fièvres nationalistes contemporaines des années qui précèderont et suivront le premier référendum sur la souveraineté-association. Défendant avant tout une souveraineté de l’individu, lui et son comparse Claude Bertrand se méfieront dès le départ du nationalisme en général et du « souverainisme » québécois en particulier (convaincus que «[l]’avenir n’est pas du côté des nations mais de l’individu », p. 107), comme ils se méfieront d’ailleurs de toute autre forme de « fantasme du collectif » (p. 206), telle qu’elle se manifeste entre autres à travers les idéologies. Morin concevra même, écrit Nadeau, « l’échec historique des Canadiens français à constituer un État-nation » (p. 105) comme une véritable chance, celle-ci leur permettant d’explorer d’autres possibles et ouvrant potentiellement sur une libération des individus, à la manière des coureurs des bois d’antan qui vécurent « l’attrait du métissage, notamment, la découverte de codes moraux inédits, une utilisation expansive (plutôt qu’intensive) du territoire et l’expérience d’une liberté inouïe » (p. 106).
À la lecture de cette dernière citation, le lecteur contemporain peut avoir l’impression de lire sous la plume de Nadeau une anticipation (le livre de Morin qu’il commente date de 1982) de cette doxa libérale et diversitaire actuelle qui rayonne de nos jours depuis la gauche défenseuse des minorités jusqu’au plus hauts sommets de l’État «multiculturel » canadien. Bien des détails, des expressions que l’on relève sous la plume de Morin comme sous celle de son commentateur, ainsi que des bribes d’argumentation pourraient elles aussi aisément le laisser croire. On citera par exemple l’expression qui sert au philosophe à désigner son lecteur idéal : « citoyen d’un monde pluriel » (p. 107) ; ou encore ces « êtres de frontière », appellation par laquelle il cherche à définir ces individus du futur qui « refuseront de se laisser enfermer dans des représentations figées » et ne seront « ni tout à fait hommes ni tout à fait femmes » (p. 124), dans lesquels on pourrait entendre sans peine un écho du mondialisme un peu naïf d’aujourd’hui comme d’une «théorie des genres » fort à la mode par les temps qui courent. De la même façon, lorsque Morin promeut une sorte d’amoralisme qui s’incarne entre autres dans la figure du marquis de Sade (p. 151), ou plaide en faveur d’un règne de «l’État de droit » (p. 158), voire d’une « logique de l’Empire » (p. 213), auxquels seraient subordonnés les aspirations nationales des peuples tout comme les États-nation, on peut voir en lui un précurseur du juridisme mondialisé contemporain, qui prétend assujettir l’ensemble de la planète au cadre formel d’un droit international, qui peine toutefois à se concrétiser, et, surtout, aux règles du marché faisant elles-mêmes l’objet d’une juridisation de plus en plus poussée.
On reprochera alors à Nadeau, peut-être parce qu’il visait par-dessus tout à faire ressortir leur originalité, de ne pas avoir situé Morin et sa pensée par rapport à d’autres penseurs qui lui étaient contemporains, par rapport aussi à ce dernier tiers du XXe siècle où ont été conçus bien des paramètres (antinationalisme, primauté de l’individu et de ses désirs aux dépens du collectif, fluidité des identités, etc.) du monde dans lequel nous vivons actuellement. Ce reproche, on ne le formulera cependant qu’à demi-mots, car il ne constitue que le revers de cette volonté louable de présenter la pensée du philosophe en elle-même et pour elle-même. Une telle perspective historique aurait cependant permis au lecteur de se faire peut-être une idée plus juste de l’originalité de l’œuvre du philosophe, dont une partie au moins semble baigner dans une ambiance intellectuelle « fin de siècle » qui conjugue nietzschéisme, libertarisme, remises en question identitaires, voire postmodernisme.
Moins naïf toutefois que bien des apôtres enthousiastes de toutes ces libérations, Michel Morin ne se fait guère d’illusion quant à cet individualisme supposé qui est ainsi promu. Comme l’écrit Nadeau, il n’est pas « sans savoir que, si la logique immanente à l’idée d’Empire tend à favoriser l’essor de l’individu, les sociétés modernes tendent également à endiguer l’émergence des singularités en proposant à l’individu un imaginaire préfabriqué et un modèle de réalisation de soi prédéfini » (p. 217). Autrement dit, Morin se montre non seulement lucide mais aussi très critique à l’égard du projet de cette modernité libérale qui ne libère l’individu que pour mieux l’enrégimenter « dans le système de production/consommation, cette nouvelle église universelle […] qui l’éloigne de sa propre puissance expressive et d’une Loi qui, de l’intérieur, pourrait le guider » (p. 173).
« Morin n’est pas sans savoir que, si la logique immanente à l’idée d’Empire tend à favoriser l’essor de l’individu, les sociétés modernes tendent également à endiguer l’émergence des singularités en proposant à l’individu un imaginaire préfabriqué et un modèle de réalisation de soi prédéfini. », Simon Nadeau, Le Philosophe contrebandier (p. 217)
À ce faux individualisme de la modernité (ou de la postmodernité), qui n’est selon lui qu’« un individualisme de surface », il oppose alors « un individualisme de fond », « expressif et créateur » (p. 198), autrement dit plus authentique et plus réellement libérateur. Ainsi libéré, en suivant « l’obscure voie de son Désir plutôt que les diktats de sa volonté », « l’individu parviendrait alors à créer « son monde », « celui du rêve, du désir, de la pensée et de la création » (p. 192). Il fera alors du personnage tragique d’Oreste le symbole de cette « rébellion du Fils, étroitement allié à sa sœur, qui se réalise dans le meurtre de la Mère », qui elle-même a mis fin dans le sang à la Loi du Père pour lui substituer «l’interprétation maternelle de la Loi, qui se résume et s’achève dans l’incitation à l’obéissance et la peur du châtiment » (p. 179). Le matricide grec devient ainsi la figuration de l’« individu, orphelin, sans père ni mère » cherchant « en lui-même la source, la cause qui puisse le faire exister » (p. 179-180).
Cette identification au drame antique est intéressante : si Morin y figure la substitution à la Loi du Père (autoritaire et répressive à l’égard du désir) de celle de la Mère (qui à la fois libère le sujet désirant et le castre en réorientant ses pulsions vers des désirs infantiles et fusionnels), seul le meurtre de cette Mère oppressive permet dans un second temps au Fils de faire advenir « une Loi nouvelle, plus proche du sens de l’individualité et du cœur de l’individu ». À terme, on peut alors espérer que « quelque armée d’Orestes se lève » et permette la victoire de cette nouvelle loi réellement universelle en ce qu’elle prendrait sens « à partir de chacun ». Le rôle du philosophe étant donc selon lui de préparer cette « rébellion du Fils » (p. 180).
Une objection majeure me semble cependant pouvoir être faite à cet individualisme de Morin, objections que le drame antique m’aidera à mon tour à formuler. Dans l’Orestie, c’est par respect pour la Loi du Père qui lui impose un devoir de vengeance qu’Oreste se résout à tuer sa mère. Autrement dit, le Fils puise dans l’ancienne loi bafouée la force de s’opposer au nouvel ordre des choses imposé par Clytemnestre à la cité d’Argos. À l’inverse, on peine à concevoir comment – et où – ce même Fils pourrait acquérir une telle force s’il devait ne découvrir qu’« en lui-même la source, la cause qui puisse le faire exister ». En clair, cet « individualisme de fond » que promeut Morin me paraît buter sur le problème suivant : quel sera ce « fond » ? où un tel individu entièrement causa sui trouverait-il la consistance suffisante pour résister à « la logique immanente à l’idée d’Empire » comme à cet « imaginaire préfabriqué » qui tend à lui imposer « un modèle de réalisation de soi prédéfini » ? Ce qui, incidemment, pose aussi la question des conditions sociales et culturelles de la formation d’un tel individu, c’est-à-dire ouvre sur la dimension politique de l’individualisme.
« À l’individu émergeant dans les sociétés modernes, il tente donc de donner un ancrage intérieur, une densité, une certaine substance. Après le déracinement, les racines se refont, mais dans le cœur de l’individu, profondes comme la ‘‘racine de l’être’’.», Simon Nadeau, Le Philosophe contrebandier (p. 239)
Autrement dit : l’individu authentique me semble devoir naître en tant qu’être autonome, moins d’une cause qu’il découvrirait « en lui-même », que de la tension productrice entre un héritage culturel qui lui est au moins partiellement imposé (qui permet à cet individu de bâtir une identité tangible) et des conditions politiques émancipatrices qui rendent cet héritage des traditions moins impératif permettant à ces mêmes individus qui en sont les dépositaires de l’interroger et de le transformer. Sans cette profondeur culturelle, qui fait de l’homme un héritier plutôt qu’un orphelin, il est à craindre que ce dernier ne parvienne à échapper à cet individualisme « narcissique » et « de surface » que Morin dénonce dans ses essais, ou du moins qu’il s’en distingue difficilement.
De ce point de vue, Simon Nadeau, en consacrant cet essai à l’œuvre d’un penseur qui n’est pas lui, mais qui visiblement l’inspire et qu’il brûle de faire connaître, n’apporte-t-il pas indirectement une confirmation du rôle de cet héritage culturel dans la maturation d’une pensée individuelle ? Son essai suscite en tout cas l’envie de lire l’œuvre de Morin, ce qui constitue une réussite insigne pour un livre que son auteur intitule modestement : « introduction ».