top of page
  • Philippe Labrecque

Le destin ordinaire du Québec

Lecture de : Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Leméac, 2017

René Lévesque déclarait en 1976 que le Québec et les Québécois représentaient « quelque chose comme un grand peuple ». Quarante ans plus tard, l’essai de Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac, 2017), semble plutôt indiquer que nous sommes un peuple banalement ordinaire. La thèse de Bélisle, est qu’au Québec « la vie de participation et la vie de contemplation ont de tout temps été soumises aux exigences de la vie ordinaire » et doit être comprise comme faisant partie d’une nouvelle critique par une forme de psychanalyse, de l’étude des cicatrices de notre subconscient collectif qui, incognito ou presque, donnent forme au Québec contemporain berçant dans un cynisme omniprésent qui a succédé aux années de ferveurs et d’espoir à l’époque de Lévesque.


Bienvenue au pays de la vie ordinaire permet une compréhension de notre époque par une approche qui dépasse largement la vision restreinte des thèses économistes, technocratiques ou idéologiques et activistes qui dominent le discours public. L’approche de Bélisle possède la qualité de s’éloigner de la pensée limitée qui croit qu’il suffirait, à droite, de quelques réformes libérales et, à gauche, de se (mé)prendre une énième fois pour des révolutionnaires pour régler l’impasse dans lequel se trouve ce Québec en fin de Révolution tranquille. De plus, la portée de la thèse de la « vie ordinaire » comme suffocante et dominante dépasse notre époque, car elle mène à repenser l’histoire de l’épopée française en Amérique comme une succession d’évènements qui deviennent, finalement, secondaires et tombent victimes des rigueurs de cette « vie ordinaire ».



« La vie ordinaire est devenue pour nous l’équivalent d’un horizon indépassable, avec pour résultat que nous avons l’impression de retrouver partout la banalité sans transfiguration, le réalisme sans perspective, la démocratie sans participation. », Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Leméac, 2017, p. 25.


Ce que Bélisle nomme « la vie ordinaire », expression empruntée au philosophe Charles Taylor qui décrit la « vie de production (matérielle) et de reproduction (biologique) », n’est pas en soi péjoratif. La « vie ordinaire » découle en fait de la modernité quand celle-ci redécouvre la connaissance du monde temporel, ouvrant l’homme à la connaissance scientifique tout en lui donnant la maitrise de la production par la technique. C’est plutôt le déséquilibre, la domination de la « vie ordinaire » sur la « vie bonne », celle de la participation à la vie de la cité et de la contemplation des grandes questions philosophiques et spirituelles, qui expliquerait les accomplissements mineurs, une culture moribonde et l’échec perpétuel qui caractérisent notre société. Les deux représentations les plus récentes de ces échecs à répétition étant, à mon avis, ceux de la défaite référendaire de 1995 et la société technocratique sans horizon qui découle de la Révolution tranquille.


Sans même devoir faire un long retour dans le temps, toute personne ayant essayé d’élever le niveau du discours au-delà des préoccupations ‘‘concrètes’’ des trop fameuses « vraies affaires » ne pourra qu’être en accord avec l’auteur. Que ce soit le temps d’attente dans les hôpitaux, la qualité des pommes de terre servies dans les CHSLD, le nombre de bains qu’on y donne par semaine, le retour des Nordiques à Québec, ou bien la congestion à l’heure de pointe sur les ponts menant vers Montréal, perturber l’obsession et l’omniprésence des tracas quotidiens dans le discours public ne s’effectue qu’à ses risques et périls.


Certains auront également connu la frustration de se buter à un mur d’incompréhension, si ce n’est d’accusations et d’insultes, dès lors qu’ils auront commis l’erreur de vouloir insérer le concept de tragique dans la trame de l’histoire du Québec et, surtout, de rappeler qu’il pourrait bien y avoir une fin du Québec et du fait français en Amérique, que les peuples, surtout les petits peuples comme le nôtre, peuvent disparaître. Au Québec, le tragique et le réalisme doivent toujours céder la place au rire, le prophète à l’humoriste.


L’analyse que Bélisle fait de la place « du dominant » qu’on réserve au Québec aux humoristes et à leur humour «insignifiant » éclaire particulièrement bien ces réflexes démissionnaires collectifs québécois qui laissent souvent l’observateur perplexe. Ce fou rire collectif qui, quand on s’en extirpe, frise la folie de groupe d’un peuple voulant ignorer toute profondeur dans sa relation avec sa propre histoire, soit pour échapper à la douleur que celle-ci peut provoquer, soit par manque de sensibilité à ce qui dépasse cette « vie ordinaire » qui demande simplement qu’on assure le bon fonctionnement de la production quotidienne pour qu’ainsi il puisse vivre dans un présent éternel, à l’abri des conséquences de l’histoire ou de ses responsabilités envers le futur.


Les réflexes inconscients d’un Québec où le rire est le seul moyen de créer « l’illusion de la solidarité » dans une société rongée par le « cynisme et l’individualisme » masquent une démission collective qui cache le fait que cet humour insignifiant représente un traitement palliatif. Défait, grisonnant, fatigué et provincial, le Québec se détourne lâchement des efforts requis pour se (re)construire psychologiquement. On peut observer l’expression de cette démission quand l’émission de télévision de référence est animée par deux humoristes qui ne dépassent que rarement les lieux communs, la cajolerie et les sujets légers ou personnels et quand la célébration de l’histoire de Montréal, de l’épopée de nos ancêtres, se voit placée, comme le souligne Bélisle, sous la responsabilité du commissaire déchu du festival Juste pour rire.


« Le rapport que je suggère entre la religion et l’humour n’est pas gratuit ; il m’apparaît au contraire pourvu des plus riches significations. Car enfin, qu’est-ce que permet le rire collectif, entonné à l’unisson, sinon de donner l’illusion de la communion, d’être touché par une grâce bon marché en pénétrant dans un monde où plus rien n’a d’importance, où plus aucune faute ne pèse ? », Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Leméac, 2017, p. 53.


La littérature est également un prisme d’analyse pertinent adopté par Bélisle, professeur de littérature après tout. Celui-ci met en évidence les carences de la pensée au Québec par l’incapacité des auteurs québécois, au cours des deux cents dernières années, à dépasser un style « prosaïque », enfermé dans une description de la banalité, parfois malheureuse, de la vie au Québec. L’emprise de la « vie ordinaire » s’étend donc à nos écrivains qui ne font, finalement, que décrire «l’immédiateté du quotidien » sans jamais, ou rarement toucher aux grandes questions qui ont occupé l’esprit des hommes depuis la nuit des temps.


« Paradoxe intéressant : alors même que le Québec entreprend sa remarquable ascension, les romanciers réalisent l’exploit peu commun de combiner en un même personnage les figures du pauvre et du pauvre type. », Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Leméac, 2017, p. 145.


On peut souligner, pour conclure, que Bélisle s’inscrit dans un courant critique qui remet en doute les acquis et le ‘‘progrès’’ de la Révolution tranquille pour ce qui de la santé mentale collective et culturelle du Québec. À Bélisle, j’ajouterais Carl Bergeron (Voir le monde avec un chapeau, Boréal, 2016) et Christian Saint-Germain (trilogie publiée chez Liber de 2015 à 2017), qui, à eux trois, nomment les maux qui sont du ressort du subconscient du Québec contemporain. Bélisle, Bergeron et Saint-Germain représentent une nouvelle classe d’intellectuels qui, vingt ans après la défaite référendaire de 1995, et plus d’un demi-siècle après les débuts de la Révolution tranquille, font la psychanalyse des sujets survivants de cette période historique, c’est-à-dire nous-mêmes.


Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces penseurs ne se préoccupent que très peu, voire pas du tout, des questions économiques et sociales qui affligent les pays occidentaux et qui forment souvent le cœur du débat de leurs élites. La formation littéraire et philosophique des trois auteurs n’explique que partiellement la mise de côté de l’économisme technocratique d’habitude dominant.


Bélisle, Bergeron et Saint-Germain ont compris que le marasme actuel du Québec ne peut s’expliquer que par l’analyse de notre inconscient. Sans examen de ce dernier, nul ne pourra comprendre pleinement l’emprise de la vie ordinaire (Bélisle), ni nos réflexes colonisés infériorisant et la défaite perpétuelle planifiée du projet souverainiste par le Parti québécois (Saint-Germain), pas plus que notre rapport infantilisant et douloureux avec la langue française (Bergeron). Toutes autres préoccupations d’ordre matériel ne sont que secondaires par rapport à ces chantiers d’exploration de notre subconscient collectif.


À sa manière, par le concept de la « vie ordinaire », Bélisle continue donc un examen de ce Québec post-référendaire, post-souveraineté et post-Révolution tranquille (trois concepts entremêlés) toujours colonisé dans sa perception de lui-même et toujours incapable de s’approprier sa propre langue.


Bélisle et cette nouvelle vague d’intellectuels vont à contre-courant de la vie ordinaire par leur analyse contre-festive, par leur refus de participer au consensus heureux et si artificiel du Québec d’aujourd’hui en notant tous ces réflexes d’infériorité et la médiocrité qui se cachent derrière les « vrais affaires » de la vie ordinaire. On est alors tenté d’acquiescer quand l’auteur souhaite comme « mission » pour la littérature québécoise qu’elle puisse « réconcilier le prosaïsme et l’idéal, l’ordinaire et l’extraordinaire, l’insignifiance et la volonté de puissance ». Je me permettrai toutefois d’ajouter que la patience, la résistance et beaucoup d’espoir seront nécessaires si l’on veut entreprendre une aventure collective québécoise qui nous mènerait vers l’idéal, l’extraordinaire et la volonté de puissance. Mais sans une telle aventure, notre destin sera tragiquement ordinaire.

bottom of page