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  • David Santarossa

L'expérience de Monsieur Robichaud

Lecture de : Émile Robichaud, Succursales ou institutions ?, Montréal, Éditions Médiaspaul, 2017

L’auteur de Succursales ou institutions ? est un homme d’une autre époque, les solutions au système d’éducation qu’il propose relèvent du siècle dernier. Tous s’accorderont pour définir Émile Robichaud et son livre ainsi ; mais pour certains, ces caractéristiques seront intéressantes, intrigantes et anticonformistes alors que pour d’autres, elles ne lui feront que mériter le titre de réactionnaire. Laissons à chacun le loisir de se situer entre ces deux positions.

Et commençons par nous demander, dans les faits, qui est Émile Robichaud ? En 1972, il a fondé l’École Louis-Riel, que certains qualifiaient d’ « école privée du secteur public » (p. 37), selon des principes éducatifs qui sont expliqués dans son plus récent ouvrage, Succursales ou institutions ?, publié aux Éditions Médiaspaul. On peut le dire d’emblée, ces principes ne feront pas l’unanimité, et ce livre préfacé par le sociologue Mathieu Bock-Côté apparaît en rupture complète avec le discours actuellement tenu dans les facultés d’éducation à l’université. Dans ce qui suit, nous dégagerons quelques grandes thèses qui forment sa pensée.

Mais avant de se pencher sur ces thèses, on doit d’abord s’arrêter au sous-titre du livre qui présente dès la page couverture le projet de Robichaud : Redonner sens à nos écoles. Le sens, terme polysémique, est entendu selon deux acceptations chez Robichaud : il utilise ce concept pour critiquer l’école actuelle qui n’aurait aucune orientation à cause de l’enfermement administratif des écoles et ces dernières seraient aussi dépourvues de la moindre raison d’être à cause d’un second enfermement, idéologique celui-là, qui se manifeste au sein des facultés d’éducation. Voyons comment se détaillent ces deux enfermements.

L’enfermement administratif

Pour mettre en lumière l’enfermement administratif des écoles, Robichaud propose de donner plus de liberté aux directions d’école, liberté qui serait impossible dans le système actuel. Pour expliquer le terme « succursales » qui apparaît dans le titre de l’ouvrage, il faut mentionner que Robichaud estime que les écoles doivent actuellement se développer à l’intérieur du cadre très étroit prescrit par le Ministère de l’Éducation, qui serait en quelque sorte leur maison mère, pourrait-on dire pour prolonger cette analogie succursaliste. Il ajoute que les parents devraient aussi pouvoir choisir d’envoyer leur enfant à l’école de leur choix si celle du quartier n’offre par les projets éducatifs souhaités par eux. Par exemple, si l’école de quartier se concentre surtout sur le sport, mais qu’une autre école un peu plus éloignée offre pour sa part une concentration en musique, un parent pourrait voir si son enfant préfère l’un ou l’autre et l’envoyer à l’école qui convient le mieux à ce dernier. On remarquera avec l’auteur que ce choix existe déjà avec les écoles internationales, certaines écoles à projet particulier et bien sûr, les écoles privées. Par contre, ces exemples constituent aujourd’hui davantage des exceptions que la norme, exceptions dont Robichaud observe qu’elles fonctionnent très bien et que le système d’éducation en son entier pourrait certainement s’en inspirer avec profit.

« Ce qui nous amène à poser la grande question : nos écoles sont-elles les succursales d’un système ou des institutions au sens rigoureux du terme, c’est-à-dire des organisations qui servent de référence, qui ont une réputation ? » Émile Robichaud, Succursales ou institutions ?, p. 31.

Émile Robichaud traite aussi au passage de la question du financement des écoles privées, question qui déchire de façon récurrente le monde de l’éducation depuis plusieurs années. Le débat est généralement posé comme suit : d’un côté, si le gouvernement cesse de financer les écoles privées, seules les familles les plus riches pourront continuer d’envoyer leurs enfants dans une école privée ; d’un autre côté, le statu quo crée une situation où les meilleurs étudiants vont au privé, ce qui cause des inégalités et des classes privées d’une partie de leurs meilleurs élèves dans les écoles publiques. Par rapport à ce dilemme, Robichaud offre une alternative. Il part du constat que ce n’est pas à cause du snobisme ou de la sélection que les parents choisissent le privé, car bien des écoles privées ne sélectionnent pas leurs élèves. Les parents choisissent plutôt selon lui le privé parce que ces écoles peuvent développer leur propre sens et faire respecter leurs propres valeurs, ce qui n’est pas le cas au public. Par conséquent, au lieu de couper le financement des écoles privées, on devrait plutôt repenser le modèle de l’école publique en s’inspirant de celui du privé. Robichaud remarque aussi que ces mêmes parents voient régulièrement des reportages sur les dérives de la réforme et que tous ces éléments ne sont pas pour rien dans le désir qu’ont des parents de plus en plus nombreux de retirer leurs enfants de l’enseignement public. Ce deuxième problème fait référence à l’enfermement idéologique de l’école actuelle dont il va être question maintenant.

L’enfermement idéologique

Avant de nous plonger dans la présentation de ce deuxième enfermement, il faut dire quelques mots des fameuses compétences. Ceux qui seraient moins au fait de ces débats pédagogiques doivent en effet savoir que l’école québécoise préfère aujourd’hui les compétences aux connaissances. Du point de vue idéologique, ce changement fut réalisé, lors de la dernière réforme de l’éducation, au nom d’un certain progressisme qui se réclame entre autres du sociologue Pierre Bourdieu. L’école voudrait donc supprimer l’enseignement de la culture pour ne pas « reproduire » la culture bourgeoise. L’école devrait aussi enseigner, non pas un savoir passif (des connaissances, dont on dira que l’Internet les place de toute façon à portée de clic de ses usagers) mais des savoir-faire, des savoir-agir et des savoir-être.

Sur cette question des compétences et des connaissances, Robichaud observe que la séparation entre les deux termes apparaît trop rigide chez les experts en éducation. Alors qu’il dirigeait l’École Louis-Riel, explique-t-il par exemple, les enseignants se concentraient sur les connaissances, mais ils ne délaissaient pas pour autant les compétences, malgré qu’elles n’étaient pas au centre de l’enseignement. En opposant les deux, la pédagogie actuelle présenterait donc, d’une certaine manière, un faux dilemme. Si Robichaud n’est pas des plus originaux dans sa critique des compétences, il l’est davantage en revanche lorsqu’il évoque une compétence complètement oubliée dans cette approche préconisée aujourd’hui. On comprend à la lecture de son livre que la seule véritable compétence transversale, c’est-à-dire la compétence qui, une fois maitrisée peut être appliquée à toutes les formes de savoir, est à ses yeux l’attention. Cette véritable compétence, qui se rapproche de la discipline personnelle, et à laquelle devrait effectivement former toute éducation digne de ce nom, est en effet « utile » autant lors de la tentative de résolution d’un problème de géométrie que lors de la lecture d’un texte. Cette importance accordée à l’attention fait partie de ce que Robichaud appelle « la mystérieuse alchimie de l’âme humaine ».

« Nos réformes de l’éducation ont ignoré cette mystérieuse alchimie de l’âme parce que c’est une vision mécaniste de l’homme et de la société qui les a nourries. », Émile Robichaud, Succursales ou institutions ?, p. 52-53.

En continuité avec cette importance qu’il accorde à l’attention, Émile Robichaud évoque aussi d’autres éléments essentiels et complètement oubliés par notre système d’éducation. Par exemple, il souligne l’importance de considérer l’épaisseur du temps à l’école. Cette prise en compte du passé est ainsi nécessaire pour comprendre un texte, pour se plonger dans une culture et pour trouver un sens à ce qu’on fait. Alors que les nouvelles méthodes pédagogiques se concentrent au contraire sur l’actuel et les connaissances pratiques, Robichaud s’oppose fondamentalement à cette conception de l’école où l’éphémère est roi. Il nous rappelle que l’éducation n’est pas qu’une science de la communication et qu’elle ne se réduit jamais à un simple pragmatisme.

Robichaud se montre donc très critique à l’égard du système actuel, mais que propose-t-il ?

Il plaide pour une école humaniste. Voilà un autre terme bien polysémique dans le monde de l’éducation. Robichaud se situe dans la lignée de cette grande tradition des Humanistes qui prend son envol lors de la Renaissance et qui s’est prolongée, au Québec, jusqu’au cœur du XXe siècle. L’éducation humaniste telle qu’il la définit « croit en la capacité qu’a l’être humain de se transformer lui-même s’il plonge ses racines dans un sol riche qui nourrit son esprit, son cœur et son âme : contact avec les grandes œuvres, les grandes idées. » Plus concrètement, Robichaud souhaiterait revenir à une forme de cours classique où l’étude des grandes œuvres serait au centre du processus éducatif.

Mais pourquoi étudier ces œuvres ?

On peut dans son livre identifier deux idées principales qui justifient cette position. Dans un premier temps, il reconnaît une grande importance à l’idée d’appartenance. À l’École Louis-Riel, le projet éducatif consistait à promouvoir chez les élèves un sentiment d’appartenance à un groupe, à une école, à un peuple, à une culture, à une civilisation. En transmettant des savoirs et non des compétences, on transmet aussi un bagage culturel qui nous permet d’appréhender le monde et de l’habiter. C’est à l’école qu’on devrait découvrir ce que notre culture a d’unique et d’irréductible. Et selon Robichaud, on ne peut pas laisser, comme c’est le cas aujourd’hui, le soin à chaque élève de découvrir par lui-même son identité prétendue, car cela revient à le livrer fort désarmé à toutes les modes et autres influences du présent.

Dans un deuxième temps, en défendant le caractère central de cette transmission culturelle, Robichaud répond à la sociologie bourdieusienne. Les grands perdants, explique-t-il, de cette approche par compétence qui se veut acculturée, ce sont les plus démunis. Pourquoi ? Parce que si l’école ne fournit plus cette culture riche, les plus pauvres n’auront pas non plus, eux, la chance de découvrir ces grandes œuvres à la maison, alors que les enfants des familles plus aisés pourront quant à eux aller au cinéma, au théâtre, fréquenter les musées, lire des livres, etc. Bref, il y a bien plus de chance que les enfants de famille aisée acquièrent quand même une culture, contrairement aux enfants les plus pauvres qui en seront pour leur part totalement privés. On notera que cette deuxième raison alléguée pour justifier le retour à la transmission scolaire des connaissances est très loin d’un modèle élitiste qui sert de repoussoir à une réforme de l’éducation qui se voulait « progressiste ». Loin d’être élitiste, l’objectif de Robichaud est bien plutôt d’offrir aux parents et aux enfants des possibilités qu’ils ignorent, ce qui est un projet d’une grande générosité.

« C’est l’illustration de ce qu’il faut faire pour corriger les inégalités sociales : offrir aux parents une possibilité d’avenir pour leurs enfants, possibilité dont ils ignorent souvent l’existence.», Émile Robichaud, Succursales ou institutions ?, p. 28.

Regard critique

Pour finir, nous émettrons quand même certaines réserves. Par exemple, Robichaud défend à la fois une plus grande liberté pour les écoles tout en proposant de revenir à l’enseignement des classiques pour créer un sentiment d’appartenance à une civilisation et une langue. Il y a là, nous semble-t-il, une ambiguïté qui aurait pu être éclaircie, car comment concilier une plus grande liberté pour les écoles tout en promouvant l’idée de la transmission à tous d’un tronc commun lié à une culture ? Robichaud pourrait bien sûr répondre aisément à une telle objection en clarifiant le point où s’arrête la liberté des écoles, une telle liberté ne pouvant être totale.

On aurait aimé également que Robichaud se montre parfois un peu plus critique à l’endroit de son projet. Il reconnaît en effet que sa proposition n’est pas une utopie et que bien des problèmes demeureraient, même dans le cadre d’une école humaniste, mais le lecteur a peu de détails sur ces dits problèmes. Pour prolonger cette idée, il aurait été tout aussi intéressant que Robichaud traite du risque ou non d’imposer une identité commune aux élèves en mythifiant une certaine culture, car c’est cette inquiétude qui semble justifier certaines positions du Ministère de l’Éducation comme de bien des pédagogues modernistes.

En guise conclusion, soulignons que le livre de Robichaud est une lecture essentielle pour tout enseignant ou futur enseignant. Les thèses défendues ici ne sont en effet jamais débattues ni même mentionnées dans les facultés d’éducation. Ceux qui se passionnent pour ces questions pourront certes ne pas être d’accord avec les propositions de Robichaud, mais son diagnostic est indéniablement juste et met en lumière de graves lacunes de l’approche par compétence et des sciences contemporaines de l’éducation. Par ailleurs, même si l’essai de Robichaud n’aborde pas la question de l’éducation sous cet angle, il n’est certainement pas inutile de savoir que bien des études donnent raison aux idées traditionnelles défendues dans ce livre. À ce sujet, on peut lire entre autres le Contre la réforme de Normand Baillargeon qui porte un éclairage scientifique sur toutes ces questions.

À la toute fin de cette recension, nous nous devons de revenir à notre question de départ : Émile Robichaud est-il réactionnaire ou anticonformiste ? Certainement aucun des deux : humaniste, tout simplement.

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